Visiter une ville en courant : on a testé le running touristique

Vous est-il déjà venu à l’idée de découvrir une ville en courant? Valorisé par des applications et des coachs sportifs guides, le running touristique a le vent en poupe, des terrils de Charleroi à l’ombre du Mardasson à Bastogne.

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Une autre façon de se plonger dans la bataille des Ardennes. © Emilien Hofman

Quand il s’échappe du centre de Marchienne-au-Pont par l’est, le chemin de halage s’en va directement longer la Sambre. Sur l’autre rive se succèdent alors les lieux phares de la culture underground carolo que sont le Rockerill, l’École du feu ou le centre urbain La Providence. Puis apparaissent le confluent avec le canal Bruxelles-Charleroi, les terrils et les bâtiments industriels. Alors qu’il observe son environnement direct, en plein milieu d’une foulée, Thibaut est surpris par un son émis par son téléphone. “La zone longeant la Sambre se trouve au cœur d’un important patrimoine industriel, sublimé par de nombreuses œuvres de street art, lance une voix d’homme fortement digitalisée. D’impressionnants paysages dignes des tableaux de Pierre Paulus, chantre du Pays noir, se découvrent, ainsi que de monumentales œuvres éphémères d’artistes contemporains.

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L’intervention ne dure pas plus de 30 secondes. Elle permet au jeune trentenaire de se plonger encore un peu plus dans l’histoire usinière de Charleroi. Tout en continuant de courir à quelques mètres de l’eau. Un peu plus loin, la voie est soudainement obstruée par des restes de carcasses de voitures et de vieille ferraille qu’une grue s’affaire à transbahuter dans une péniche en stationnement. Sur un mur en béton, une simple sonnette. “Sonnez ici”. Thibaut s’exécute. Après quelques secondes, là-bas tout en haut, le grutier fait un geste de la main, signe qu’il se met momentanément en pause. Le passage est libre. “Le fait d’actionner la sonnette m’a donné l’impression d’être en brève connexion avec l’activité des lieux et de m’imprégner de son atmosphère”, place Thibaut, le joggeur-touriste. Difficile, en effet, d’imaginer vivre pareille scène lunaire dans beaucoup d’autres circonstances.

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Vieille industrie et culture underground au petit trot, à Charleroi. © Emilien Hofman

La possibilité de couvrir un plus vaste territoire et donc de vivre des expériences plus improbables qu’en marchant fait partie des atouts du running touristique, une pratique notamment proposée par Jooks. Anciennement appelée Runnin’City, cette application propose plus de 1.300 circuits gratuits dans 300 villes du monde. Il suffit de localiser son téléphone avant de se laisser guider par une voix qui indique le parcours - particulièrement sécurisé - à suivre tout en ajoutant des informations d’ordre historique, politique, anecdotique et même géologique sur les endroits traversés. À Charleroi, il existe trois itinéraires de 5, 9 et 17 kilomètres sur des thématiques différentes: le centre-ville, les parcs et l’industrie. Ce dernier fait grimper au-dessus des terrils Saint-Théodore Est et du Bayemont Saint-Charles avant d’envoyer le curieux en baskets dans les ruelles de Monceau-sur-Sambre puis dans le centre de la cité carolo. L’occasion de se défouler tout en apprenant l’existence d’un bateau-chapelle à Marchienne-au-Pont, d’un ancien bras de Sambre aujourd’hui comblé sous le boulevard Joseph Tirou et de l’une des plus grandes librairies du pays dans le piétonnier.

7j/7, 24h/24

Apparu au début des années 2000, le running touristique est aujourd’hui accessible via certaines applications comme Urbirun (via izi.Travel) et donc Jooks, créée en 2015 par le Bruxellois d’origine Olivier Lebleu, désormais Lyonnais d’adoption. “Tout est parti d’un manque”, précise ce gérant d’une entreprise d’édition de logiciels, amené à bourlinguer dans le monde entier depuis des décennies. “En voyage d’affaires, entre les restos et les repas sautés, l’hygiène n’est pas terrible. Puis il y a cette frustration de se trouver dans une ville parfois prestigieuse sans pouvoir véritablement la visiter. Au fil du temps, c’est devenu un besoin purement personnel de disposer d’un moyen de découvrir rapidement un lieu. Comme je ne voyais rien dans le domaine applicatif, on a créé Runnin’City (depuis lors renommé Jooks - NDLR) avec mon ami Christophe Minodier.” Dans un premier temps, le duo se focalise sur les voyageurs d’affaires, mais comprend assez vite qu’un touriste apprécie aussi se rendre dans la ville d’à côté et qu’un joggeur découvre volontiers l’histoire et le patrimoine de sa propre cité. Ils développent alors leurs parcours avec le soutien d’une équipe basée à Lyon et collaborent aussi avec des clients, comme l’Office du tourisme de la Ville de Namur.

On sentait que Namur attirait beaucoup de visiteurs sportifs pour des événements ponctuels comme XTerra, Namuraid et le marathon, mais il manquait un produit permanent, dévoile Margaux Voglet, porte-parole du centre d’information. Nous voulions quelque chose de gratuit, qui peut se faire n’importe quand, du lundi au dimanche, 24h/24, et qui ne fait jamais passer par un endroit potentiellement fermé, comme certains lieux de la Citadelle, par exemple.” Un souci de liberté qui mène en 2019 à l’élaboration de quatre parcours autour du centre-ville, des espaces de street art, du folklore ainsi que de l’eau et de la forteresse. Les points de passage ne sont pas forcément liés aux axes les plus fréquentés de la capitale wallonne, puisqu’ils mènent aussi bien à Salzinnes qu’à Jambes ou derrière la gare, des coins moins connus. “L’application a une renommée internationale: certains touristes ont d’ailleurs choisi Namur comme destination notamment parce qu’ils ont vu qu’il y existait des itinéraires Jooks. La ville propose depuis plusieurs années un circuit de découverte à pied qui dure 1h30-2h et est principalement destiné à un public familial ou plus âgé, plus attaché à la carte en papier qu’à sa version digitale. Le running touristique constitue une alternative à ce tourisme dit “classique”, puisqu’il sort du cliché de la visite calme et plan-plan d’une ville, où l’on se poste devant des panneaux.” Mis en place avant la pandémie, les quatre circuits namurois ont connu un formidable succès depuis le confinement, classant la ville à la 15e place des plus téléchargées sur l’application.

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La fameuse ascension du Mardasson, à Bastogne. © Emilien Hofman

Hors des sentiers battus

Sur les hauteurs de Bastogne, l’arrivée au Mardasson a toujours quelque chose d’envoûtant. Le cœur de cet impressionnant mémorial en forme d’étoile semble toujours battre en mémoire des soldats américains tombés lors de la bataille des Ardennes de l’hiver 1944-45. Dans son sous-sol, une fresque de l’artiste Fernand Léger rend hommage aux trois religions pratiquées à l’époque dans l’armée de l’Oncle Sam, tandis qu’en son sommet - même si le bâtiment est encore en chantier pour quelques semaines -, la vue est totale sur les vallées voisines de la Sûre et de l’Ourthe. “Bastogne est située sur la ligne de crête qui sépare les bassins versants du Rhin et de la Meuse, entame la petite voix de Jooks. Cette ligne constitue une des voies utilisées dès la Préhistoire par les nomades et reprise ensuite par les Romains. Elle est en effet située à un lieu stratégique, à la croisée de deux chaussées antiques, celle de Reims à Cologne et celle de Bavay à Trèves. Bastogne dispose de trois parcours de running touristique différents: le plus long - 8,8 kilomètres - passe notamment par le RAVel et est chargé de grandes, mais aussi de petites histoires locales, comme celles du loup- garou de Neffe, de cette “Citadelle” qui n’a jamais existé ou de l’importantissime joute sportive du Ruban Bleu. “Du début jusqu’à la fin, on ne passe pratiquement pas par l’artère commerçante principale, se réjouit Thibaut, le sportif curieux. Ça fait plaisir de ne pas devoir serpenter entre les gens ou les passages pour piétons.

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La porte de Trèves faisait partie du rempart de Bastogne au XIVe siècle. © Emilien Hofman

C’est notamment grâce à cette propension à l’envoyer où l’utilisateur ne s’y attend pas que l’application Jooks a reçu le prix de l’Innovation au Consumer Electronics Show 2019 de Las Vegas et a été classée parmi les vingt start-up les plus disruptives du monde en 2020 par l’Organisation mondiale du tourisme. “La course à pied nous connecte à notre corps et nos ressentis, je pense que cela nous prédestine donc à être plus sensible à ce qui peut nous être suggéré. Parfois, quand le sport est devenu essentiel à son fonctionnement personnel, on a tendance à y consacrer du temps au détriment d’autres choses. Il y a donc aussi une espèce de rentabilité et de variété dans la pratique du running touristique: on sort des données et du chrono, on n’est pas juste en train de courir ou de marcher.” Son attention captée par des explications et des éléments à voir ou à admirer, le sportif se focalise beaucoup moins sur son souffle, ses éventuelles douleurs ou le temps qui ne passe pas suffisamment vite. Un accompagnement comparable à celui que recherchent les joggeurs en vissant des écouteurs à leurs oreilles.

Avec un guide humain

Pour ceux qui rechignent à courir ou découvrir en solitaire, il existe l’alternative du guide… en chair et en os. Gérald Hansen, un Bruxellois diplômé en dessin d’architecture reconverti en coach sportif, en est un. Fondateur de l’ASBL City Runs, il propose depuis 2016 des sorties en petites foulées dans la capitale. “Elles s’articulent autour de thèmes comme le Quartier européen ou le Street art, illustre l’intéressé, qui dispense ses explications tantôt en mouvement, tantôt à l’arrêt. Quand je parle d’un quartier ou d’un parc, on peut continuer à avancer, mais s’il est question de certains détails d’une façade ou de Manneken-Pis, on doit obligatoirement faire une pause pour comprendre.” Gérald compare le running touristique au Hop on Hop Off, ce fameux concept de bus façon décapotable qui permet de voir une ville dans les grandes lignes. Courir entre cinq et huit kilomètres dans Bruxelles permet selon lui de se faire une première idée de la capitale avant, éventuellement, d’approfondir certains lieux plus attirants. “Avec un guide, on peut toujours adapter le parcours en fonction des capacités des participants ou en cas de travaux sur certains axes, avance le coach. Et puis, comment fait le visiteur avec une application s’il a une question à poser? Avec City Runs, chaque balade est différente et chaque guide ajoute sa touche et éventuellement ses anecdotes personnelles.”

Sur la cinquantaine de sorties qu’organise son ASBL chaque année, Gérald accueille tout type de public, de l’équipe de hockeyeurs surentraînés au groupe de “Je cours pour ma forme” tout juste capable de boucler cinq bornes. “Ils avaient beau être débutants, ils ont tout de même parcouru dix kilomètres, se souvient le guide sportif, sourire aux lèvres. Pour les enfants, nous n’avons pas d’offre spécifique, mais nous avons un tour “bande dessinée” que les parents peuvent tester avec leur progéniture. De toute façon, tout peut être adapté au moment même.” Amoureux fou de Bruxelles, Gérald a pour seule ambition de partager sa double passion pour la course et la découverte de quartiers, de bâtiments et d’histoires de sa ville. “Près des Sablons, j’aime beaucoup la rue des Six Jeunes Hommes. C’est une artère où subsistent encore des vieilles maisons des XVI et XVIIe siècles, mais qui n’apparaît dans aucun guide. Personne n’y passe.” Sauf en courant.

Deux salles, deux ambiances

Le running touristique n’est pas plus exigeant qu’une autre activité sportive. Sans chrono ni compétition, nul besoin de se presser, de sortir expressément de son confort, ou de disposer d’un équipement de professionnel. Une bonne paire de baskets, un short, un t-shirt et un pull de sport et éventuellement un k-way feront largement l’affaire. Pour ce qui est des extras, les philosophies diffèrent entre l’application et le guide humain. Du côté de Jooks, c’est plutôt le règne de la débrouille et il vaut mieux prévoir soi-même son ravitaillement ainsi qu’un lieu où se changer en fin de parcours. City Runs, en revanche, prévoit de l’eau et la possibilité de prendre une douche sur certains tours.

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