
On a visité la plus grande ferme urbaine aquaponique d'Europe à Anderlecht

Les plants de tomates, sous les serres, s’élèveront bientôt jusqu’à 15 mètres de haut. Dans cet “hôpital” végétal, ils sortent de sacs de substrats (sable, argile ou laine de roche), sous perfusion et en suspension, et grimpent le long de tuteurs vers la lumière. Au-dessous, à intervalles réguliers, des boîtes en carton s’accrochent aux gouttières et servent de nids à bourdons, nécessaires à la pollinisation. De l’autre côté d’un couloir, des poissons grouillent dans un bassin relié à des cuves. Dans ces dernières, grâce à des micro-organismes, se filtre l’eau enrichie des déjections des bars rayés qui irrigue les sacs de substrats. Plus loin, à ciel ouvert, des rangées de plantations variées, micro-pousses, jardin de fruits rouges, sont testées, alimentées par le même système. Monitoré à chaque instant pour maintenir l’équilibre entre les différents acteurs de l’écosystème, excluant tout produit chimique, le fonctionnement de la plus grande ferme en aquaponie d’Europe a impressionné lors de son inauguration il y a moins d’un an sur le site des abattoirs à Anderlecht.
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© Heline Vanbeselaere / Reporters
Inspiré par le concept de ville résiliente, Steven Beckers, architecte et entrepreneur, premier moteur de ce projet aux accents futuristes, croit dur comme fer en une agriculture urbaine pérenne: son entreprise BIGH, créée en 2015 dans le but d’optimiser les bâtiments et leur valeur immobilière, a d’ailleurs signé un bail d’une durée de 36 ans avec les abattoirs. C’est dire si l’engagement s’envisage à long terme. Le pari? Une méthode très productive de fruits et légumes par aquaponie, contraction d’aquaculture (production animale et végétale en milieu aquatique) et hydroponie (culture hors sol). Un projet rentable, en l’occurrence privé, Steven Beckers le répétera à de multiples reprises.
Utiliser une eau souillée par les poissons mais riche en nutriments pour garantir et intensifier la production de plantes alimentaires, les civilisations anciennes en avaient compris l’intérêt. Les Aztèques, déjà, cultivaient sur des radeaux, alors que les Chinois pratiquaient la rizipisciculture, nourrissant les poissons de leurs étangs avec des déjections d’animaux, drainant ensuite cette eau vers les champs de riz, les plants la purifiant. Dans la Ferme Abattoir - d’après des exemples inspirants pris à Berlin ou à Zurich -, l’électricité et la technologie soutiennent le processus. Le système fonctionne en circuits fermés, diminuant drastiquement la consommation d’eau. Une citerne stocke la pluie, le reste de l’approvisionnement provient d’un puits foré.
Vol au-dessus d’un nid de légumes
© Heline Vanbeselaere / Reporters
Question énergie, des panneaux photovoltaïques recouvrent une partie du toit de la Halle du Foodmet. Mêmes les calories produites par les chambres froides sont réinjectées dans le système. Ces aménagements élèvent à 50 % le taux d’énergie renouvelable. Ce type de culture demande un apport énergétique conséquent (éclairage, maintien à température des serres, etc.). Mais il évite la chaîne du froid si énergivore, nécessaire au transport des aliments, puisque ceux-ci fourniront le marché bruxellois, épiceries, restaurants ou grandes surfaces.
Locale, l’agriculture urbaine doit s’adapter aux contraintes de la ville, et particulièrement à la plus limitante d’entre elles, l’espace. La solution? Investir les surfaces plates sur les toits. Une étude demandée par l’IBGE (l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement) en 2013 estime à 60 hectares la surface de toits disponible à Bruxelles. À titre de comparaison, Paris en disposerait seulement de 30. La Ferme Abattoir en utilise 0,4. Autant dire que l’entreprise de Steven Beckers ne compte pas en rester là, d’autres fermes aquapo- niques sont en gestation. L’idée est plus qu’attrayante. On sait tous qu’on ne pourra plus continuer longtemps à fonctionner de la même façon. Notre système alimentaire a besoin de sérieuses révisions, qui passent notamment par un approvisionnement de proximité, une probléma-tique complexe.
Au fil des décennies depuis le début de l’ère industrielle, l’agriculture a déserté les abords des villes. La pression foncière des centres a entraîné l’extension de l’habitat périurbain, compétiteur inégal de terres cultivables moins “rentables”. Conséquence: disparition des exploitations agricoles. Fruits et légumes poussent de plus en plus rarement à proximité des villes, et les quantités produites ne suffisent pas à l’approvisionnement. L’importation s’impose alors pour combler la demande, avec un coût écologique énorme.
Dans ce contexte, l’agriculture urbaine prend tout son sens et d’autant plus si l’on agrandit le champ de vision. Nous serons plus de 9 milliards d’individus sur terre d’ici à 2050, selon l’ONU. Sachant qu’une grande majorité de la population mondiale se concentre dans les villes, on voit vite surgir le problème. D’autant que l’hyper-urbanisation a de multiples conséquences dont, en termes alimentaires, la malbouffe et l’obésité. Entre des questions de sécurité alimentaire, de santé publique, d’emploi, d’environnement, l’urbaculture se présente comme un moyen d’assurer, à terme, l’autosuffisance et donc la résilience des villes, pensées désormais en relation avec la nature et non plus contre elle.
© Heline Vanbeselaere / Reporters
En 2014, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation, la FAO, estimait que l’agriculture (péri)urbaine nourrissait près d’un quart de la population mondiale. Chez nous, le programme Good Food, stratégie mise en place par l’IBGE, soutient le développement de nouveaux projets d’agriculture urbaine et vise un ambitieux objectif de 30 % de production de fruits et légumes locaux d’ici 2035. Longtemps perçue comme principalement créatrice de lien social (elle s’est développée depuis les années septante, probablement sous l’influence du mouvement hippie), ou utilisée à visée pédagogique pour une reconnexion avec les réalités de la terre, l’agriculture urbaine, “urban farming” ou “urbaculture”, pour le terme francisé, s’est nourrie de l’urgence écologique. Le mouvement de retour à la “nature nourricière” en milieu urbain s’est implanté de plus en plus profondément au travers de toute une série d’initiatives aux racines populaires et citoyennes, intégrant des dimensions sociales, et en croissance exponentielle dans le but de nourrir.
Les initiatives de jardins comestibles, potagers partagés et autres expériences en permaculture ont été rejointes bientôt par de petits entrepreneurs, tablant sur l’entomophagie (consommation d’insectes), la myciculture (culture des champignons) ou autres expérimentations, comme celle de deux entrepreneurs, Pierre Barbieux et Nassim Khabazi, impliqués dans la création de cinq restos bruxellois. Déterminés à travailler en circuit court, ils ont planté sur un terrain aux abords de Bruxelles des milliers d’espèces de fruits et légumes, une aventure impressionnante à suivre sur leur page Facebook. L’institutionnalisation aidant, certaines entreprises installent désormais des potagers sur leur toit et dispensent des cours de gestion potagère à leurs employés, qui récoltent le midi. Parmi ces diverses pratiques de cultures urbaines en pleine expansion, l’aquaponie, investie par un secteur privé attiré par ses rendements supérieurs et qui répand désormais la bonne semence locavoriste, peut par ailleurs se pratiquer à l’échelle domestique. Une nouvelle ère? À voir. De nombreuses plantes et céréales à la base de notre alimentation, comme la pomme de terre, ne peuvent pousser à l’air libre ou dans un substrat. L’aquaponie ne constitue qu’un des éléments de réponse aux problématiques d’approvisionnement des zones urbaines en aliments. Des légumes, donc, essentiellement, avec un bonus de poissons. Elle peut à tout le moins offrir une complémentarité durable et sûre à l’agriculture conventionnelle, sans toutefois révolutionner l’agroalimentaire.
Inventer la ville du futur
La terre et les campagnes n’ont sans doute pas dit leur dernier mot. À moins que les fermes verticales ne réussissent un jour à boucler la boucle locale (lire encadré). En attendant, la société postindustrielle doit s’inventer de nouveaux modèles. L’Université de Gembloux Agro-Bio Tech (Ulg) participe à cette transformation. Impliquée par exemple dans l’installation de bacs potagers à Bruxelles, elle joue aussi le rôle de guide dans l’opération ”Quartier nouveau”, un projet de construction de 10 éco-quartiers en Wallonie. De 1.000 à 1.500 logements autonomes en termes d’énergie, tournés vers la mobilité douce, vers une mixité sociale et intégrant une zone de culture gérée collectivement (ou par un exploitant) ainsi qu’une halle maraîchère. Ville pilote: Leuze en Hainaut et son Quartier Bon Air, demandant une synergie entre différents domaines et acteurs innovants… Un autre nouveau type de ville nourricière.
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