
Pourquoi il faut regarder Drag Race Belgique

Diffusion le 19 février à 21h00 sur Tipik
La limite se situe entre le blasphème visuel et la revendication politique. C’est exactement ce mix excentrique qu’affiche la version belge de RuPaul’s Drag Race, la téléréalité américaine dont on dit que les quinze saisons ont plus fait pour la communauté LGBTQIA+ que les milliers de livres publiés sur le sujet. Question: peut-on résumer la voix des minorités, dont beaucoup ne se réfèrent pas à la pratique du maquillage ou à la passion du look, dans un concours de drag-queens? Réponse: oui. Oui car le génie politique de RuPaul est d’avoir construit un discours qui parle à (et pour) toutes les victimes de stigmatisations et de discriminations - peu importent leur genre, leur accoutrement, leur couleur de peau ou leur rapport à l’histoire de la perruque.
À 62 ans, RuPaul, artiste drag la plus connue sur la scène internationale, a réussi à utiliser l’entertainment comme tremplin à sa parole missionnaire, militante et bienveillante. Mama Ru, ainsi que la nomment ses adeptes, est aussi à l’origine du basculement définitif de la culture drag des clubs gays underground vers le mainstream. Si le public et les médias dominants se sont entichés des drag-queens, il faut lorgner vers RuPaul pour en trouver la raison et comprendre le réel impact.
Mais on ne dirait pas tout si on ne disait pas que RuPaul, trésor de l’industrie américaine des médias, est à la tête d’une entreprise qui multiplie les contrats de licence (merchandising à gogo jusqu’au cocktail à base de vodka), négociant avec les chaînes étrangères pour une adaptation du programme dont elle est l’emblème. Validée par le public et par les professionnels (la série croule sous les prix), RuPaul’s Drag Race a été désignée comme exemplaire par des figures intellectuelles comme Virginie Despentes et Alexandria Ocasio-Cortez, représentante démocrate au Congrès.
“Comme beaucoup de formats étrangers, Drag Race nous oblige à suivre une bible assez contraignante, explique Michaël De Lil, producteur de la version RTBF. Il y a une structure à respecter, il y a une liste préétablie de défis qui nous est fournie, même si nous sommes libres d’adapter les thèmes. D’où le fait que tous les challenges dans notre version seront alignés sur des thématiques belges.” Le premier défilé imposé aux dix candidates dans le premier épisode se fera donc aux couleurs du drapeau belge, ce qui débouche sur des visions étonnantes - lacérées ou malmenées - de notre bannière. Patriotes ronchons s’abstenir… Le deuxième défi du deuxième épisode verra les candidates imaginer une publicité pour les produits belges. Allergiques au chicon s’abstenir aussi…
Humour de lutte
Moins belge, présidente du jury et animatrice du show, Rita Baga a fait le déplacement depuis le Québec. Pourquoi? ”Parce que la Belgique est un petit pays, que la communauté des drag-queens n’est pas énorme, et qu’on voulait une personnalité neutre et impartiale, répond Michaël De Lil. Rita Baga est légitime car elle a été finaliste de Canada’s Drag Race en 2019, elle connaît bien l’univers de la télé et elle a vécu en Belgique. Elle met d’ailleurs un point d’honneur à dire qu’elle connaît Auderghem…” Ils ont donc entre 35 et 21 ans, ils portent des noms de scène qui envoient des étoiles - Mocca Boné, Valenciaga, Britanny Von Bottokx, Mademoiselle Boop, Drag Couenne (parce que ses parents, wallons, disent “couenne” quand ils veulent dire “queen”), et déploient toutes les couleurs de l’art du drag. Certaines se présentent comme des filles spirituelles du burlesque, d’autres comme des doubles délurés et mal élevés, d’autres encore comme des engagées dans la lutte contre le sexisme, le racisme, l’homophobie et la transphobie.
Au-delà de la compétition (20.000 euros, c’est le gros lot), le spectacle s’appuie sur une règle: toutes les exubérances et toutes les extravagances sont autorisées. Pour ces personnages, qui sont des laboratoires textiles sur pattes, la sobriété est un gros mot. À côté de l’humour dont les candidates sont capables (il y en a quand même une qui chante en citant Dirk Frimout, une autre qui met le feu à la table, sans parler de celle qui joue du kazoo avec ses fesses), l’intérêt de Drag Race se trouve aussi en coulisses et dans les trajectoires de vie que ces garçons livrent, par bribes, dans les moments calmes du show.
“Moi, c’est il. Susan, c’est elle”
Durant les huit épisodes du concours, Edna Sorgelsen, Susan, Peach, Amanda Tears, Athena Sorgelikis et les autres racontent leur parcours, abordant la question du harcèlement à l’école, celles de l’acceptation du corps ou de l’adoption par les couples homos. Autres sujets questionnés dans le programme: le genre, la notion de coming out (certains parents ignorent l’activité artistique de leur fils), l’esthétique drag et la représentation (“Moi, c’est il. Susan, c’est elle. Ça ne se mélange pas”).
C’est dans cette zone-là - dans la mise en évidence d’existences parfois accidentées, mais aussi dans l’explication de combats toujours pas gagnés - que RuPaul’s Drag Race a raflé ses lauriers au point d’être désigné série d’utilité publique. Sa plus grande réussite? Provoquer la discussion autour de la table aux quatre coins de l’Amérique. Cas de figure rare dans la production de téléréalités, Drag Race a été analysé sous toutes les coutures par les études universitaires aux États-Unis. RuPaul n’en espérait pas tant, elle qui, en lançant le jeu en 2009, ne s’attendait qu’à attirer un public ciblé. Mais avec ses vingt-sept Emmy Awards, la série est devenue l’une des plus populaires de la télé et le vecteur inattendu d’une parole souvent tue.