Jazz à Liège : comment le jazz a rattrapé notre curiosité

L’affiche de Jazz à Liège reflète ce désir d’un genre qui, entre réputation intello et chapelles, s’ouvre au hip-hop, à l’électro et à la chanson.

jazz à liège
La science vocale et la classe de Diana Krall prendront place au Forum de Liège le 28 mai. © BelgaImage

À l’affiche, on trouve Diana Krall, Michel Portal, Oxmo Puccino en duo avec le pianiste Yaron ­Herman, mais aussi Avishai Cohen (bassiste israélien), Camilla George (saxophoniste nigériane), Alfa Mist (claviériste britannique) et… Juliette Armanet. Du beau monde auquel il faut ajouter des artistes d’ici - Stéphane Galland, Trio Bravo, Echt!, Guillaume Vierset “Edges”, Catherine ­Graindorge, Jean-Christophe Renault…  Entre jazz classique, avant-garde et surprises, la programmation de Jazz à Liège reflète le désir de diversité d’un genre dont les pourtours sont de plus en plus mouvants. Le territoire du jazz est de plus en plus accueillant - ouvert à l’afrobeat, au hip-hop et à l’électro. Sans redéfinir ses bases ou remettre en question son histoire, il questionne ses propres limites.

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Plus de cent ans après sa naissance dans le sud profond des États-Unis, à quoi fait référence le jazz aujourd’hui? Qu’est-ce qui est jazz? Et qu’est-ce qui ne l’est pas? Qui voit-on apparaître dans l’univers du jazz, une fois qu’on a rendu hommage à la mythologie - Louis Armstrong, Billie Holiday, Nat King Cole, Erroll Garner, Dave Brubeck et Miles Davis? C’est sans doute à ce dernier qu’on doit les premiers flirts en dehors de la famille, lui qui, dès la fin des années ­soixante, met le feu aux poudres en fusionnant le jazz, le funk et - grand ennemi de la note bleue - le rock. Une onde de choc dont les vibrations se font encore ressentir (et entendre) aujourd’hui. En introduisant les instruments électriques et électroniques dans sa musique, Miles Davis n’ouvrait-il pas en grand (trop grand?) les portes du jazz?

À partir des années 80, des rappeurs ont ­commencé à fureter dans la grande discothèque du jazz - be-bop, hard-bop et post-bop surtout. Guru, Us3, MC Solaar, Flying Lotus travaillent sur l’idée du collage et utilisent des samples venus de discographies jazz. “Le rappeur Nas allait piquer les disques de jazz de son père qui était pianiste, relève Christophe Pirenne, musicologue. C’est ainsi que Mind Rain de Joe Chambers et Flight Time de Donald Byrd tournent en boucle sur sa chanson N.Y. State Of Mind. On retrouve aussi des jazzmen contemporains, Kamasi Washington ou le bassiste Thundercat, en accompagnateurs de rappeurs célèbres comme Kendrik Lamar.

Deux genres, une famille

Maarten Van Rousselt, programmateur de Flagey, précise le propos…  “Inversement, des artistes hip-hop accompagnent certains jazzmen, dit-il. C’est une richesse, ils se nourrissent l’un de l’autre. Le hip-hop et le jazz, c’est la même famille, leurs origines sont comparables: ils viennent des quartiers noirs et se rebellent contre une société qui ne les a pas acceptés.”  C’est donc en toute logique que Jazz à Liège programme Oxmo Puccino. “Certains jazzmen font aussi du hip-hop pur et dur. Shabaka Hutchings, par ­exemple, a joué aux Ardentes et lors de Jazz à Liège, se produisant devant des publics très différents”, observe Fabrice Lamproye aux commandes des deux festivals.

Jazz ou pas jazz ? La vraie question est: est-ce que c’est de la bonne musique ou pas ?

Hutchings nous ramène en Angleterre, où une nouvelle vague trouve ses racines dans le rap mais aussi dans l’électro. Le South London fourmille de groupes et de musiciens - Sons Of Kemet, The Comet Is Coming, Nubya Garcia, GoGo Penguin à Manchester, Shabaka and the Ancestors.  “À ­Londres où vivent la plupart des enfants de l’immigration, Shabaka Hutchings vient d’une famille de la Barbade, celle de Chelsea Carmichael des Caraïbes, explique Maarten Van Rousselt. Ils ont une formation classique ou jazz à laquelle ils incorporent des éléments de leurs racines musicales - calypso, reggae… - pour produire de la nouveauté.” Avant son passage à Flagey, la saxophoniste Chelsea Carmichael nous disait que “beaucoup de gens trouvent le jazz inaccessible, mais le mélange avec des rythmes familiers et très reconnaissables comme le calypso ou l’afrobeat en ouvre l’accès”. La bonne voie pour le public curieux d’élargir son horizon musical… D’origine nigériane, la saxophoniste Camilla George intègre dans sa musique des influences afrobeat. Qui s’en étonnera? Alfa Mist, dont la famille est originaire d’Ouganda, publie deux albums fantastiques - ”Bring Backs” et “Variables” - et sera au Reflektor à Liège le 25 mai. “Alfa Mist ou Echt! ouvrent le ­festival à un public plus jeune, observe Fabrice ­Lamproye, organisateur de Jazz à Liège. Quand nous avons repris le festival en 2014, c’était un premier constat, le public était d’un certain âge… Celui-ci a toujours sa place, mais il faut le renouveler, sinon le festival va mourir.” Le festival va donc jusqu’à programmer Juliette Armanet, emblème de la nouvelle chanson française qui, quand on y pense, s’intègre assez naturellement dans l’événement. Alors, jazz ou pas jazz? “Ce débat est secondaire, estime Maarten Van Rousselt. La vraie question c’est: est-ce que c’est de la bonne musique ou pas? Le jazz est quelque chose de vivant, un organisme qui évolue et se reproduit, il est “évolutionnaire”.

Juliette Armanet

Inattendue et bienvenue, Juliette Armanet sera au Jazz à Liège le 26 mai. © BelgaImage

La question des frontières

La question des frontières du jazz est vieille comme le jazz lui-même, relève Christophe Pirenne. Le jazz est, entre autres, une question de représentation mentale générationnelle. Pour beaucoup de fans de jazz, elle reste liée aux pratiques du be-bop (style né après-guerre avec Charlie Parker et Dizzy Gillespie - NDLR). Pour eux, on peut difficilement sortir de l’alternance thème-improvisation-reprise du thème, le swing étant un élément essentiel. Mais dans ce cas, il faudrait exclure la plupart des groupes présentés dans les festivals comme Montreux, Gand, Liège…

Le jazz a cette réputation: il fait peur à certains publics. Mais aujourd’hui, les craintes s’es­tompent, la notion même de jazz ayant dépassé la simple dimension musicale pour devenir un ­phénomène de société. Une nouvelle forme de cool, retenant de l’univers du jazz ses aspects qualitatifs - l’exigence intellectuelle, l’intégrité…  “Le jazz est aussi devenu une marque, une musique qu’on écoute dans de bonnes conditions, avec une bonne sonorisation et un public respectueux, un peu comme la musique clas­sique”, note le professeur Pirenne. N’a-t-on pas dit que le jazz était la musique clas­sique du XXe siècle? André Hodeir, jazzman et musicologue, pense que le jazz est passé du New-Orleans au free en à peine cent ans, alors qu’il a fallu mille ans au classique pour passer du chant grégorien à la musique sérielle. Une chose est donc sûre: pour le jazz, les choses ne font que commencer.

JAZZ À LIÈGE, du 25 au 28/5. www.jazzaliege.be

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