
Martin Gore : "Aucun album de Depeche Mode ne me semble vraiment déprimant"
“Memento Mori” (“Souviens-toi que tu vas mourir”) est le quinzième album studio de Depeche Mode depuis ses débuts en 1980 à Basildon, en Angleterre. C’est aussi le premier disque enregistré sans Andrew Fletcher, claviériste et cofondateur de groupe, décédé le 26 mai 2022 à l’âge de 60 ans. “On s’est retrouvés, Dave Gahan et moi, en studio à Los Angeles six semaines après sa disparition, nous confie à Londres Martin Gore, auteur, compositeur et guitariste de Depeche Mode. C’était un rendez-vous que nous avions planifié du vivant d’Andy. Je devais lui envoyer les chansons pour qu’il les écoute avant de nous rejoindre. Il n’en a pas eu l’opportunité. C’est terrible.”
Riche de douze chansons, “Memento Mori” explore les thèmes de la paranoïa, de la mort, mais aussi ceux de la quête de l’innocence et de la rédemption. Martin Gore et Dave Gahan privilégient l’électronique à l’organique. Avec certains titres dont les mélodies mélancoliques accrochent directement dans l’oreille (Ghosts Again, Wagging Tongue, Never Let Me Go). Et d’autres plus sombres qui surprennent par leur texture sonore audacieuse (My Favourite Stranger, Soul With Me). Pas forcément des pop songs taillées pour les radios, mais toujours de grands morceaux qui questionnent un monde dystopique rendu encore plus anxiogène par la pandémie et le conflit en Ukraine. Lancée ce 23 mars à Sacramento en Californie, la tournée Memento Mori fera escale le 20 mai au Sportpaleis d’Anvers. Et tout est complet.
Depeche Mode s’est produit pour la première fois sans Andrew Fletcher le 11 février au festival télévisé de San Remo, en Italie. Qu’avez-vous ressenti?
Martin Gore - C’était très émouvant. Avec Depeche Mode, on a toujours eu une sorte de cérémonial dans les coulisses, quelques minutes avant de monter sur scène. Et là c’était la première fois qu’on se préparait sans Andy. Il nous a beaucoup manqué à ce moment précis. Nous avons ressenti la même émotion lors de la première session officielle de photos avec Anton Corbijn. Il y avait seulement Dave et moi face à l’objectif, c’était très étrange.
On ne peut s’empêcher de voir un hommage à Andrew dans le texte et le clip de Ghosts Again réalisé par Anton Corbijn…
Croyez-le ou non, toutes les chansons de cet album ont été écrites avant la disparition d’Andy. Même l’idée du titre “Memento Mori” était là avant son décès. Mais tout prend une autre signification après sa mort. Tu ne peux pas t’empêcher aujourd’hui d’interpréter certaines paroles sous un autre angle.
Dans le clip de Ghosts Again, la scène où vous jouez aux échecs avec la Mort est empruntée au film Le septième sceau d’Ingmar Bergman. Votre idée?
Tout vient d’Anton Corbijn. C’est aussi lui qui a eu l’idée de la pochette de l’album. Il avait en tête ces ailes d’ange qui pendent et forment la lettre M, renvoyant ainsi à la fois au titre “Memento Mori” mais aussi au logo du groupe. Certaines personnes font le parallèle avec la pochette “Closer” de Joy Division (disque sorti le 18 juillet 1980, deux mois après le suicide du chanteur Ian Curtis - NDLR). J’avais suggéré à Anton de mettre les ailes d’ange dans un rectangle sur une pochette à fond blanc. Là, on aurait encore été plus proche de “Closer”. Je n’ose même pas penser aux réactions si Anton avait suivi mon conseil.
My Cosmos Is Mine ouvre l’album en dressant un constat amer mais aussi plein d’espoir sur notre monde. Une manière d’annoncer la couleur?
“Spirit”, le dernier disque studio de Depeche Mode, remonte à 2017. C’est la plus longue pause que nous ayons eue entre deux albums. L’idée était de revenir avec un morceau à la fois fort et audacieux. My Cosmos Is Mine est aussi la dernière chanson que j’ai écrite pour “Memento Mori”, elle date de mars 2022. Je ne dis pas ça souvent, mais les paroles sont assez abstraites. Dave et moi pensions qu’elle constituerait le point de départ parfait. Après la pandémie, après les bouleversements politiques et l’invasion russe en Ukraine, j’avais l’impression que la planète entière tournait autour de la notion de contrôle et de barrières. Je sentais que je n’en pouvais plus et que je devais créer une carapace autour de moi. Cette chanson, c’est une manière de dire: “Qu’est-ce qui se passe ici? Laissez-moi tranquille. C’est mon univers”.
Depuis “Black Celebration” en 1986, chaque nouvel album de Depeche Mode est considéré comme le plus sombre de votre carrière. Peut-on encore dire ça de “Memento Mori?”
Oui, et vous ne serez sans doute pas le seul. (Rire.) Je pense pourtant qu’il y a toujours quelque chose d’exaltant dans notre musique. Si tu lis les paroles de Ghosts Again comme tu lirais un poème, tu vas trouver ça très sombre. Mais avec la musique, il y a un côté plus entraînant. C’est le cas pour beaucoup de nos chansons. Pour moi, aucun album de Depeche Mode ne me semble vraiment déprimant.

Depeche Mode fait son retour, sans Andrew Fletcher. © PhotoNews
Lors de votre conférence de presse à Berlin en octobre, vous disiez que votre relation avec Dave Gahan avait changé après la mort d’Andrew. Un exemple?
Avant la mort d’Andy, je n’avais jamais utilisé FaceTime pour communiquer avec Dave. On le fait quelques fois maintenant. (Rire.) Dans le studio, nous ne sommes plus que deux, avec tout ce que cela peut supposer comme échanges. Chaque décision doit être validée par nous deux, Andy n’est plus au milieu. Je pense que dans le passé, il y avait davantage de distance entre Dave et moi. Je ne sous-entends rien de mal. Ce n’est pas parce qu’il y avait spécialement des problèmes entre nous, mais parce que nous sommes comme ça. Et maintenant on doit se rapprocher et se serrer les coudes.
Vous vivez en Californie et Dave habite sur la côte est. Qu’est-ce qu’il y a encore de typiquement anglais dans la musique de Depeche Mode?
J’ai toujours considéré Depeche Mode comme un groupe plus européen qu’anglais. Cette idée a toujours eu du sens pour moi. Au milieu des années 80, j’ai habité à Berlin que je considère toujours comme le centre de l’Europe. C’est une véritable honte que nous ne faisons plus partie de l’Europe. Nous étions pourtant destinés à vivre ensemble.
Depeche Mode est l’un des rares groupes des années 80 à avoir encore aujourd’hui cette volonté de signer des tubes tout en poussant très loin l’expérimentation. Comment l’expliquez-vous?
On a toujours eu la liberté de faire ce que nous voulions. C’est une grande chance. En 1980, quand on a rencontré Daniel Miller (fondateur du label Mute Records sur lequel Depeche Mode est signé - NDLR), il ne nous a rien fait signer. On lui a serré la main en guise de contrat pour sortir un seul single (Dreaming Of Me, en 1981 - NDLR). À la même époque, Polygram nous faisait une offre à plusieurs centaines de milliers de livres sterling. Et on a choisi Daniel qui nous a laissés développer notre propre espace pour expérimenter. Je pense que si nous avions signé chez Polygram, ils nous auraient virés dès notre deuxième album (“A Broken Frame”, en 1982 - NDLR) et la seule trace qui resterait aujourd’hui de Depeche Mode dans le monde serait notre premier disque “Speak And Spell”.
Avec toutes ces années au sommet, reste-t-il encore une part d’innocence dans la musique de Depeche Mode?
Oui, car Dave et moi restons des passionnés de musique. C’est vraiment ce qui nous importe le plus aujourd’hui. La partie qu’on aime le moins dans Depeche Mode, c’est la promotion. Mais ce que tu évoquais à propos de l’expérimentation en studio, on adore ça. Il y a le plaisir à trouver de nouvelles choses, à enregistrer des albums et à les présenter en tournée.
Depeche Mode n’est pas exclusivement un groupe de rock, de pop ou d’électro. Vous êtes toujours resté dans une position d’outsider. Ça vous convient?
D’une manière qu’on ne s’explique pas, nous avons réussi à créer très vite notre propre niche. On a toujours l’impression d’être un groupe culte qui est suivi. Je veux dire par là que nos fans sont très… fanatiques. Ils guettent nos nouveaux albums, ils attendent les clips et les concerts. Ce n’est pas de la nostalgie. On constate qu’on touche aussi une nouvelle génération. C’est incroyable de voir qu’on peut encore rassembler tous ces gens, des ados, des personnes dans les vingt ans ou plus…
Quel album de Depeche Mode vous renvoie à la période la plus folle de votre carrière?
On a eu pas mal de fun dans notre parcours. Il y a eu beaucoup de soirées imbibées et d’autres où c’était encore pire. Est-ce que c’était les meilleurs moments? Quand nous les avons vécus, ça y ressemblait. Est-ce que je voudrais les revivre? Probablement pas. Je ne sais pas quoi répondre. C’est une question difficile…
Le 20/5, Sportpaleis d’Anvers (complet).