
Pourquoi le public n'élit-il pas le candidat belge à l'Eurovision?

Ce samedi 11 février, les Italiens avaient leurs yeux rivés vers leurs télévisions. La raison: ils avaient pour tâche de choisir leur représentant à l'Eurovision lors d'un événement emblématique du pays: la finale du festival de Sanremo. 66% des téléspectateurs du Bel Paese, soit plus de 12 millions de personnes, ont regardé le show et cette année, c'est Marco Mengoni, déjà vainqueur en 2013, qui a remporté la mise. C'est donc lui qui sera à Liverpool lors du concours européen, en mai prochain. On y retrouvera également le candidat de la Belgique sauf que chez nous, le pays n'était pas rassemblé comme un seul homme devant un "Sanremo à la belge" pour le choisir. Ici, le mode de désignation est très différent et particulièrement complexe.
Le jeu des chaises musicales entre la RTBF et la VRT
En Belgique, le choix du candidat à l'Eurovision dépend de deux institutions: la RTBF et la VRT. À tour de rôle, l'une s'en charge puis l'autre, d'année en année. Cela permet aux deux grandes communautés, francophone et néerlandophone, de se sentir représentées. Par exemple, en 2023, c'est la VRT qui est aux commandes et le représentant belge, Gustaph, est Flamand. L'année passée, la RTBF avait choisi Jérémie Makiese, et elle sera à nouveau à l'initiative en 2024.
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La division linguistique de la Belgique déteint ainsi grandement sur la délégation belge à l'Eurovision. D'autres pays fédéraux ont opté pour des solutions plus simples, comme la Suisse qui élit son représentant à l'échelle nationale via un panel de 100 spectateurs et experts. Chez nous cela dit, c'est chaque communauté dans son coin. Certes, le concours Miss Belgique est national et la gagnante devient ensuite candidate au titre de Miss Univers, mais il n'est pas question de faire de même pour l'Eurovision. Donc pas de grand événement national comme en Italie ou d'autres pays qui ont leurs propres "Sanremo", comme le "Melodifestivalen" en Suède et le "Festival da Canção" au Portugal.
"The Voice" de facto devenu le sas d'entrée à l'Eurovision
La télévision publique belge a cela dit bel et bien la possibilité d'organiser une émission permettant au public de choisir son représentant, ne serait-ce qu'à l'échelle d'une communauté. En Flandre, la VRT le fait parfois avec un programme qui s'appelle l'"Eurosong". Cette année, Gustaph a été désigné de cette façon-là, mais il fait presque figure d'exception. Depuis 2009, seuls Axel Hirsoux et Laura Tesoro ont également été élus par le vote du public flamand, respectivement en 2014 et 2016.
Côté francophone, c'est simple: le sélection est interne à la RTBF et seules quelques personnes y décident de celui ou celle qui ira sur la scène de l'Eurovision. Il n'y a même pas véritablement de jury à ce stade-là pour trancher cette question.
Pour autant, contrairement aux apparences, le public n'est pas totalement écarté du processus décisionnel. "La RTBF a la chance d'avoir 'The Voice' et il est naturel de reprendre des talents de ce programme pour aller à l'Eurovision", nous explique Leslie Cable, productrice en charge de "The Voice Belgique" à la RTBF et cheffe de délégation belge à l'Eurovision. Elle précise d'ailleurs qu'avant "The Voice", l'émission "Pour la gloire" a pu remplir le même rôle. De là ont découlé l'envoi à l'Eurovision de Mélanie Cohl en 1998, de Nathalie Sorce en 2000 et plus indirectement de Nuno Resende en 2005.
Autrement dit, s'il devait exister une sorte de "Sanremo belge francophone", ce serait donc "The Voice" qui remplirait ce rôle aujourd'hui. Depuis dix ans, tous les candidats à l'Eurovision choisis par la RTBF viennent de cette émission: Roberto Bellarosa en 2013, Loïc Nottet en 2015, Blanche en 2017, Eliot en 2019, et enfin Jérémie Makiese en 2022. "En l'occurrence, pour Jérémie, il avait gagné 'The Voice', il avait une voix exceptionnelle, on en a parlé à Universal qui était partante, et le choix pour l'Eurovision s'est arrêté sur lui", déclare la productrice.
L'attachement de la RTBF à "The Voice": un cas assez rare en Europe
Hors Belgique francophone, d'autres pays pourraient être tentés de faire pareil, mais encore faut-il que la télévision publique dispose d'un grand programme musical pouvant fournir un tel vivier de talents. "La VRT n'a pas 'The Voice' par exemple, ni France Télévisions qui ne veut pas aller chercher du côté de TF1. Chacun veut garder son pré carré", explique Leslie Cable.
Au final, il est assez rare que les constellations s'alignent aussi bien qu'à la RTBF, même si cela arrive. C'est le cas en Croatie, Pologne, Russie, Géorgie ou encore en Espagne, que ce soit avec leurs versions de "The Voice", "X-Factor" ou "Star Academy". Idem en Allemagne (bien que là-bas, "The Voice" appartienne à une chaîne privée). Mais dans chacun de ces cas, seuls un à trois candidats ont été envoyés de la sorte à l'Eurovision ces dix dernières années, pas plus. Les télévisions publiques italienne et portugaise auraient pu faire pareil avec leurs propres "The Voice", mais elles avaient déjà Sanremo et le Festival da Canção.
En résumé, le cas belge francophone fait un peu figure d'exception de part sa régularité. "Il est vrai que tous les pays font leurs sélections nationales de manières différentes", précise Leslie Cable.
Pas de Sanremo belge au programme
Malgré tout, la RTBF pourrait-elle créer un concours séparé de "The Voice" pour l'Eurovision ? Car pour l'instant, rares sont les téléspectateurs qui regardent "The Voice" tout en sachant qu'ils y croisent de futurs candidats à l'Eurovision. A priori, le format Sanremo pourrait paraître tentant. En invitant les plus grands artistes d'Italie, la RAI rassemble non seulement la crème de la crème de la scène musicale nationale mais aussi le public, avec systématiquement des records d'audience.
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Mais comme nous l'affirme Leslie Cable, il n'est pas prévu d'importer le concept. Selon elle, l'attachement du public pour les talents de "The Voice" justifie que la RTBF se tourne naturellement vers eux. "Puis au-delà du coût [que représenterait cette nouvelle émission, ndlr], c'est une question stratégique", fait-elle valoir. "Vous imaginez si on avait, en plus de 'The Voice' où l'on voit des chanteurs défiler pendant des semaines, un autre programme pour trouver justement des talents, ça n'aurait pas de sens".
Le plus important pour gagner: trouver un artiste authentique
Puis de toute façon pour elle, ce n'est pas forcément un "Sanremo belge" qui aiderait la Belgique à gagner l'Eurovision. "Un artiste connu dans tel pays [et sélectionné lors d'un grand concours, ndlr] ne l'est pas forcément dans les 40 autres pays. Par exemple, on ne connaissait pas Måneskin avant l'Eurovision. Les pays de l'Est envoient parfois de grosses vedettes de chez eux mais encore une fois, ils sont inconnus chez nous".
D'après Leslie Cable, pour l'emporter, il faut donc penser à d'autres facteurs. "Ce qu'il faut, c'est une bonne chanson et un bon artiste", assure-t-elle, ce qui est notamment du ressort de la maison de disques. Puis il y a la prestation sur scène. Selon la productrice, cela a "une grosse influence" sur le résultat final. "Est-ce que le chanteur est seul ou avec des danseurs et des choristes? Qu'est-ce qu'on met comme décor? Quelle couleur et quels effets spéciaux veut-on mettre? Tout ça, c'est aussi beaucoup de boulot et ici, c'est de la responsabilité de la RTBF, mais toujours main dans la main avec l'artiste en fonction de comment il se sent. Il y a donc beaucoup d'échanges, par exemple sur ce que dit la chanson". Au total, tout le processus de préparation prend près d'un an, précise-t-elle.
En tout cas, elle est formelle sur un point: "Personne ne peut se dire 'Avec cette chanson, on va gagner'. C'est impossible de savoir". "Ça dépend aussi de la concurrence. Si on reprend le cas de Måneskin, ils avaient leur côté rock assez particulier. Mais s'il y avait eu cinq groupes de rock lors de leur Eurovision, ils seraient peut-être moins sortis du lot. C'est une loterie et c'est ça qui est excitant", confie-t-elle.
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Enfin, le principal pour Leslie Cable, c'est d'avoir un artiste avec une identité et une chanson avec un bon feeling vis-à-vis du public. "Tout n'est qu'émotion. [...] Le but est d'être le plus authentique possible. Måneskin est un bon exemple, car leur façon d'être se retrouve sur scène. Le fait que le groupe Lordi fasse du hard rock n'a pas empêché la Finlande de gagner. Conchita Wurst avait une personnalité extraordinaire et complètement authentique, en faisant passer ses idées et en défendant des valeurs. C'est pour ça que l'émotion est passée, parce que tout était vrai, et c'est pour ça que l'Autriche a gagné".