
Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie : une expo immanquable

À Malines, la Kazerne Dossin, qui abrite le musée de l’holocauste, est facilement repérable. L’entrée du bâtiment est signalée par un wagon de marchandise des années 40, modèle de l’immonde ayant servi à transporter Juifs et Tziganes vers les camps de la mort. C’est ici - point stratégique entre Bruxelles et Anvers - qu’étaient rassemblées les familles raflées. C’est d’ici que partaient les convois en direction d’Auschwitz. Entre 1942 (date d’ouverture du site) et 1944, vingt-huit trains ont transporté 25.490 Juifs et 353 Roms vers l’enfer. Le lieu (où on trouve aussi un mémorial et un centre de recherches) impose le silence. On marche ici, suivi par les regards de milliers d’anonymes dont les visages s’affichent sur d’immenses mosaïques de photos recouvrant les hauts murs. Fidèle à sa mission pédagogique, concentré sur son travail de mémoire, le musée de la Kazerne Dossin accueille une exposition - Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie - qui met en exergue le sort d’hommes et de femmes persécutés, arrêtés et déportés en raison de leur orientation sexuelle, leur style de vie et leurs idées. Si le discours du mouvement gay et lesbien n’est ni articulé, ni audible (on ne parle pas de droits et on ne parle pas dans la lumière), les années 30 et 40 ont pourtant déjà instauré dans la géographie des villes - Paris, Berlin, Bruxelles - des réseaux qui dessinent la volonté de se rencontrer et d’échanger. Ces points de rencontre dans le maillage urbain - des bars, des clubs, des arrière-salles de cafés - sont les repères du départ d’une histoire. Celle d’une culture souterraine qui, au fil du temps et jusqu’à aujourd’hui, se revendiquera plus visible et plus politique. Les Années folles ont déjà un épais carnet d’adresses qui guide les homosexuels vers des endroits où tout semble possible une fois franchie la porte d’entrée. À Berlin, le cabaret Eldorado est le plus important point de chute d’une communauté qui sait s’amuser. Le lieu sera fermé en 1933 suite au décret d’Herman Goering visant à “combattre l’indécence publique”.
La lecture de votre article continue ci-dessous
Les photos de l’Eldorado avant et après la fermeture (sa façade affiche alors la croix gammée) sont exposées à la Kazerne Dossin. Les années 30 voient aussi émerger l’intérêt pour les questions de sexualité, incarné par Magnus Hirschfeld, pionnier à la tête de l’Institut de sexologie de Berlin dont la bibliothèque sera saccagée par des étudiants et des membres de la SA. Prises le 6 mai 1933, les photos de cette intervention musclée sont exposées à la Kazerne Dossin.
Les documents montrés ici attestent d’une vie sociale qui, d’un endroit à l’autre, permet aux trajectoires de se croiser malgré la menace du paragraphe 175 qui, en Allemagne, criminalise l’homosexualité. Considérés comme déviants et en vertu de cette loi - abrogée en 1968 en RDA et en 1969 en RFA, mais qui ne disparaît du code pénal allemand qu’en 1994 - les homosexuels sont arrêtés, incarcérés, fichés et parfois déportés dans des camps où ils évoluent sous le triangle rose, marque de l’infamie cousue à leur habit. Plusieurs photos venues des fichiers de la police mettent en scène le désespoir de ces hommes qui, du jour au lendemain, voient leur vie tomber. Des hommes surtout, les femmes étant relativement épargnées par les poursuites et le port du triangle rose lorsqu’elles sont déportées - souvent pour d’autres raisons que leur homosexualité qui n’en demeure pas moins une circonstance aggravante. Affront ultime de l’histoire, à la libération des camps, au moment où se construit le récit des déportés, homosexuels et lesbiennes se voient refuser le statut de victimes de guerre, toujours visés par le paragraphe 175.
À lire aussi : Comment les nazis ont persécuté et déporté les homosexuels
Personnalités oubliées
L’exposition fait découvrir une longue galerie de personnages qui ont marqué la vie homosexuelle à l’époque du nazisme. Figures héroïques ou martyres de la cause, ils et elles ont connu des destins insensés que les manuels d’histoire n’ont pas retenus. Leurs noms sont perdus dans la nuit des archives, mais leurs visages sont ici mis à l’honneur. Doctorante, Martha Geiringer fuit l’Autriche pour se réfugier à Gand, elle sera arrêtée par la police avant d’être internée à la caserne Dossin en 1943 et d’être envoyée à Auschwitz d’où elle ne reviendra pas. Erika et Klaus Mann, les enfants de Thomas Mann, fuient l’Allemagne en 1933. Exilé à Amsterdan, Klaus Mann publie Die Sammlung, une revue antinazie, avant de rejoindre les États-Unis avec sa sœur. Artiste surréaliste, à l’avant-garde de la théorie du genre, Claude Cahun, née Lucie Schwob, s’associe à Marcel Moore, née Suzanne Malherbe, pour produire des tracts antinazis. Elles seront arrêtées en 1944, condamnées à mort et libérées en mai 1945.
Oubliée mais aujourd’hui redécouverte, la Belge Suzan Daniel a posé quelques gestes décisifs dans la construction du mouvement LGBT. C’est dans les bars homos et lesbiens du Bruxelles des années 30 qu’elle façonne sa conscience politique, un esprit pionnier qui l’amènera à fonder, en 1953, le Centre culturel belge, considéré comme la première association gay du pays. Des hommes et des femmes, hier considérés comme des fléaux, aujourd’hui réhabilités. Incarnations de la marginalité et victimes invisibles, ils trimbalent des fantômes qui ont encore en mémoire les propos de Heinrich Himmler lorsqu’il disait que “l’homosexuel est naturellement un objet idéal de pression, d’abord parce qu’il est lui-même passible de sanctions, deuxièmement parce que c’est un type malléable, et troisièmement parce qu’il est veule et dépourvu de toute volonté”. Comme le chanta Barbara dans Göttingen, “faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine”.
Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie. Jusqu’au 10/12. Kazerne Dossin, Malines. www.kazernedossin.eu.