Babylon, un cri d’amour au cinéma hollywoodien

Dans Babylon, Damien Chazelle cache derrière un paravent “tape-à-l’œil” son amour inconditionnel pour un art majeur mais vacillant.

Margot Robbie dans Babylon de Damien Chazelle
Babylon © prod.

Des films et des livres sur la Mecque du cinéma, sur les débordements de cette ville sortie d’un désert le temps de dire “Moteur!” et puis “Action!”, sur cette usine à rêves qui se révèle être souvent une usine à détruire, il en pleut en cascade. De Sunset Boulevard de Billy Wilder à Blonde d’Andrew Dominik, en passant par The Player de Robert Altman, Le dernier nabab d’Elia Kazan, Once Upon A Time... In Hollywood de Tarantino ou même Mulholland Drive de David Lynch, le constat est sans appel: Hollywood rend fous celles et ceux qui s’y aven­turent sans avoir les reins solides. Si le Babylon de Damien Chazelle ne dément pas cette vérité, son film a le chic d’arriver dans les salles de cinéma à un moment crucial pour leur survie.

Son titre fait référence à la portée symbolique de Babylone, ville de l’Antiquité dans laquelle se dressait la tour de Babel, symbole de tous les pouvoirs et de leurs dérives. “Babylone, la mère des impu­diques et des abominations de la terre”. La référence biblique a beau être on ne peut plus claire, que l’on ne s’y trompe pas, l’utilisation qu’en fait Damien Chazelle est plus subtile. Sa Babylone à lui n’est pas celle que l’on croit.

Pourtant, son film s’ouvre sur une scène de ­débauche, dans une villa au milieu du désert californien, où alcool, danse, sexe et drogue sont les ingrédients d’une orgie qui va sceller le destin des deux protagonistes principaux: Nellie LaRoy (Margot Robbie) et Manny Torres (Diego Calva, formidable révélation du film). La première veut devenir une star alors qu’elle n’est même pas comédienne, le second rêve de travailler sur un plateau de cinéma parce que tout y semble possible. La vraie raison de ces deux-là est qu’ils ressentent une urgence à fuir la médiocrité de leurs existences. Et leurs rêves vont se réaliser. Devant ou derrière la caméra. Leur histoire commence en 1926. Le cinéma est encore muet. Les tournages, épiques, comme la vie des stars qui font la une des maga­zines. Hollywood ressemble alors à une grande cour de récréation où des centaines de gamin(e)s jouent à se faire peur ou à s’aimer, pour de faux. Mais attention, le cinéma parlant va bientôt sonner la fin de cette récréation et le début d’une industrie qui va se débarrasser de ces pionniers.

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Film sur la fin d’un monde

Dans La La Land, Damien Chazelle ne cachait pas sa fascination pour un certain âge d’or hollywoodien, celui des comédies musicales en toc, de Fred Astaire et de Ginger Rogers. Pour Babylon, film sur la fin d’un monde, c’est dans un classique de cet âge d’or qu’il a puisé l’inspiration. L’histoire qu’il raconte n’est rien d’autre qu’une déclinaison moderne de Chantons sur la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, dont le scénario était basé sur la révolution qu’a représentée l’arrivée du son dans l’histoire du cinéma. Non seulement cette amélioration technique va transformer le travail sur les plateaux de tournage, comme le montre une scène hilarante du film, mais nombre de stars vont y perdre leur voix, au propre comme au figuré. À ce titre, le personnage de Jack Conrad, vieux beau à la moustache à la Clark Gable, offre le rôle le plus touchant du film à un Brad Pitt au mieux de sa forme. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, le parlant va signifier la fin de leur carrière. Mais aussi la fin de cette insouciance, ­certes un peu vaine et souvent discutable, qui avait marqué le muet, au profit d’une industrie capitaliste où prédominera le cynisme.

C’est à cet endroit que le titre du film de Chazelle prend finalement tout son sens. Elle se situe là, sa Babylone. Elle signifie la perte de l’enfance pour cet art qui était à la base destiné à faire oublier leur solitude aux spectateurs devant un grand écran. C’est dans la deuxième partie de son film que Damien Chazelle sort du bois. Une partie sombre et dérangeante, où les voyous et les chefs de gang se prennent pour des artistes, où les orgies ne se déroulent plus dans la soie et le marbre mais dans les entrailles boueuses de la terre.

On ne peut pas voir ce film sans penser à la nouvelle révolution que le cinéma est en train de vivre aujourd’hui, celle des plateformes. Les scènes que filme Damien Chazelle dans ces grands théâtres pleins à craquer, tant au parterre qu’au balcon, de centaines de visages tous aimantés par les mêmes images au même moment, qui crient, rient et pleurent ensemble, nous renvoient aux salles qui se vident peu à peu aujourd’hui. Babylone, c’est ici et maintenant, semble-t-il nous dire.

Quand on adresse un tel cri d’amour au cinéma, on a intérêt à être à la hauteur. Chazelle a bien compris qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Se planter quand on a un tel message à faire passer aurait été inconce­vable. Là où il réussit superbement son coup, à l’inverse d’un Tarantino qui s’est parfois perdu à ­privilégier la forme plutôt que le fond et l’émotion, c’est que son Babylon est à la fois virevoltant sur le plan cinématographique, brillant techniquement, mais qu’il n’en a pas oublié pour autant d’écrire des personnages beaux et complexes: Nelly, Jack, Manny et tous les autres qui ont un jour pris des mensonges pour argent comptant et n’en sont pas sortis indemnes. Mais qu’importe, le cinéma offre cette magie à ceux qui lui ont donné leur âme: même un siècle après leur mort, alors que leurs fantômes auront rejoint les anges ou les démons, ils seront toujours vivants sur un bout de pellicule.


**** Réalisé par Damien Chazelle. Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun Li, Tobey Maguire - 189’.

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