Comment les réactionnaires ont fait de "La Petite Sirène" leur souffre-douleur

Depuis l'annonce de Halle Bailey dans le rôle d'Ariel, les militants ultra-conservateurs se sont coalisés pour nuire à la popularité du film par divers moyens.

Image extraite du film « La petite sirène », avec Halle Bailey dans le rôle d’Ariel ©Photonews

À partir de ce mercredi, le public va pouvoir se presser dans les salles sombres afin de regarder la nouvelle version de "La petite sirène". Il s'agit vraisemblablement d'une des plus grandes sorties cinéma de l'année et le box-office pourrait à nouveau chauffer avec ce remake en prise de vues réelles d'un classique de Disney. Malgré tout, une partie des spectateurs vont de toute évidence boycotter le film. Pour cause: ils n'ont guère apprécié que l'actrice qui joue Ariel, Halle Bailey, soit Afro-Américaine. Pour eux, qu'importe l'importance de la liberté artistique, la joie des petites filles noires devant l'image d'une sirène avec la même couleur de peau qu'elles, ou le fait que le monde créé par Hans Christian Andersen soit complètement imaginaire. Leur position est ferme: une sirène noire, ce n'est pas tolérable! Une déferlante conservatrice s'est ainsi abattue sur les producteurs du film, en rivalisant de stratégies pour détruire complètement leur réputation.

Un Bailey-bashing dès 2019

L'opération anti-Bailey a commencé dès la confirmation de sa présence au sein du casting, en 2019. Instantanément, le hashtag #NotMyAriel (Pas mon Ariel) est devenu l'une des plus grandes tendances sur les réseaux sociaux. Cette opération de discréditation s'est répétée à chaque fois que le film a fait parler de lui.

Lors de la diffusion de la première bande-annonce, Halle Bailey n'apparaît que pendant quelques secondes, mais c'est déjà trop pour ses opposants. Les messages haineux et les "pouces en bas" (dislikes) sont si nombreux (4 millions contre 1,2 millions de "pouces en l'air") que Youtube finit par désactiver les commentaires et par masque le compteur de "dislikes". Dans la foulée, un utilisateur de Twitter crée une polémique aux États-Unis. Son idée: reprendre la vidéo et utiliser l'intelligence artificielle pour rendre Halle Bailey... blanche! En noire, elle était trop "woke" à son goût. Il ajoute même qu'il serait possible de faire de même pour le film entier une fois sorti. "C'en est fini pour les wokecels", écrit-il plein orgueil. Son compte disparaîtra de Twitter peut après.

En 2023, toujours autant de tension

Cette année, avec l'approche de la sortie, la polémique reprend de plus belle lorsque paraît la bande-annonce complète, il y a deux mois. Comme lors de la précédente vidéo, les trolls s'allient pour tirer à boulets rouges sur le film. Mais pour éviter que Youtube ne désactive les commentaires, ils optent pour une tactique détournée. Ils inondent alors la page de citations sans aucun lien avec le long-métrage, afin que les avis positifs soient invisibilisés. Certains optent pour Forrest Gump, d'autres pour Mein Kampf. Consciente de ce qui était en train de se passer, la plateforme finira par intervenir. Il n'est désormais plus possible d'y mettre un message.

Parfois, un simple détail relatif au film suffit à remettre le sujet sur la table. C'était le cas lorsque le compositeur Alan Menken a accordé une interview à Vanity Fair. Le magazine lui demande alors si certains aspects de la bande son originale ont été modifiés, ce à quoi il répond: "Il y a quelques changements dans les paroles de 'Kiss the Girl' [Embrasse-la, ndlr] parce que les gens sont devenus très sensibles à l'idée que [le prince Eric] s'imposerait de quelque manière que ce soit à [Ariel]". Il n'en fallait pas plus pour que la très conservatrice chaîne américaine Fox News crie au scandale. Elle titre ainsi en direct "Les paroles de la Petite Sirène deviennent 'woke'".

Représenter sa communauté à l'écran: un enjeu non négligeable

Ces attaques visant Halle Bailey n'étonne pas Lauren McLeod Cramer, professeure à l'université de Toronto spécialisée dans la représentation de l'esthétique noire dans la culture populaire. Comme elle le fait savoir à Radio-Canada, cette réaction se manifeste chez ceux qui ont l'impression que quelque chose leur est enlevé, c'est-à-dire en l'occurrence l'appartenance perçue d'un personnage à la communauté blanche.

C'est ainsi que ces mêmes commentaires racistes se répètent à chaque fois qu'un film ou une émission présente sur l'écran une personne d'origine non-européenne. Cela s'est encore produit cette année lorsque le rôle de la Fée Clochette du remake de Peter Pan a été interprétée par Yara Shahidi. Idem pour Adele James dans "La Reine Cléopâtre", alors que les historiens avouent ne pas avoir de certitudes sur la couleur de la peau de la pharaonne. Dans le cas d'Ariel, un sondage Hollywood Reporter/Morning Consult a remarqué une claire distinction selon la sensibilité politique du public. Alors que près de 75% des démocrates déclaraient soutenir le choix de Halle Bailey dans "La Petite Sirène", seuls 44% des républicains en faisaient autant.

"La représentation compte", constate Lauren McLeod Cramer, et ça marche aussi en sens inverse pour les personnes à la peau noire. "Si des personnes qui me ressemblent sont à l'écran, je compte". "Si nous accordons cette importance à la représentation, vous pouvez imaginer à quel point l'exclusion des personnes de couleur, des queers, etc., a eu un impact pour eux pendant pratiquement tout le cours de l'histoire du cinéma et de la télévision".

C'est également l'analyse faite par Jalondra Davis, professeure adjointe d'anglais à l'université de Californie. Interrogée par le Washington Examiner, elle prend pour exemple son propre cas: "Si j'avais vu une Ariel noire à l'époque, cela aurait peut-être changé ce que je voyais comme possible dans ma vie". Quant aux discriminations qui se manifestent lors de ces polémiques, elle estime que de telles représentations peuvent faire avancer les choses. Si "beaucoup de gens pensent qu'il y a trop de traumatismes dans la représentation des Noirs dans la culture populaire" pour faire cela, cette évolution "offre un moyen de continuer à témoigner de cette histoire tout en faisant l'expérience d'une certaine guérison".

Après Ariel, Blanche-Neige serait-elle la prochaine cible?

En attendant, le réalisateur Rob Marshall a confié il y a quelques jours à Deadline qu'il "ne pensait pas que c'était un si gros problème de choisir une femme de couleur" pour le rôle d'Ariel, son seul objectif étant d'avoir l'actrice la plus talentueuse possible. "Je pense que c'est juste une façon archaïque de voir le monde. Lorsque cette controverse a surgi, de la part de personnes étroites d'esprit, j'ai immédiatement pensé qu'il s'agissait de réactions d'un autre siècle. Sommes-nous vraiment toujours à ce stade-là ?", a-t-il déclaré.

Halle Bailey affirme pour sa part tenter de se concentrer sur le positif, en laissant tomber les réactions négatives faites à son égard. Elle a reçu du soutien de plusieurs célébrités, dont Rachel Zegler qui a reçu le même genre de remarques après sa désignation pour jouer le rôle de Blanche-Neige dans le remake à venir de Disney. Étant métisse d'origine polonaise et colombienne, son aspect physique n'a pas manqué de susciter quelques mécontentement outre-Atlantique. De quoi imaginer une nouvelle polémique d'ici la sortie du film, a priori l'année prochaine? C'est possible.

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