Cinéma: créer des prix "non genrés", bonne ou mauvaise idée?

Si de plus en plus de cérémonies adoptent des prix non genrés, les retombées peuvent être positives pour certains, négatives pour d'autres.

Oscars 2023
Statue des Oscars le 11 mars 2023 à Hollywood ©BelgaImage

Ce 12 mars, les Oscars vont mettre un terme au suspense en révélant le nom des grands gagnants de cette édition 2023. Mais une chose est sûre: le prix de la meilleure réalisation reviendra à un homme. Idem pour le meilleur scénario original, la meilleure musique de film ou encore le meilleur film international. Aucune femme ne figure dans ces catégories prestigieuses. Ce constat n'est toutefois pas un cas isolé. Cette année, aux Césars, l'absence de la gent féminine dans la catégorie "meilleure réalisation" a fait jaser. Chez nous, elle n'était représentée dans les grands prix (meilleur film, premier film, réalisation, scénario) que par la collaboration de Julie Lecoustre avec Emmanuel Marre pour "Rien à foutre".

Face à ces inégalités entre les sexes, des journaux comme "20 Minutes" osent poser une question "touchy": faut-il genrer les catégories? Pourtant, ces dernières années, c'est plutôt le mouvement inverse qui s'opère, avec toujours plus de prix neutres. De quoi lancer le débat, avec dans chaque camp des arguments solides pour aller dans un sens ou dans l'autre.

Donner une place aux non-binaires

En 2017, les MTV Awards lançaient un pavé dans la mare en instaurant un palmarès entièrement non genré. Depuis, plusieurs autres cérémonies ont suivi le mouvement. C'est le cas de la Berlinale en 2021, avec l'approbation de grandes figures du cinéma comme Cate Blanchett et Tilda Swinton. Cette année, le Festival de Locarno fera de même. «Nous pensons que le choix que nous avons fait renforcera encore nos efforts pour mettre en valeur et récompenser le talent et la créativité, en transcendant les catégories individuelles désormais obsolètes. Le monde avance sur une voie qui est très certainement non binaire», explique Giona A. Nazzaro, directrice artistique du festival suisse.

Le grand avantage de cette réforme est en effet là: il permet d'inclure toutes les personnes qui ne se décrivent ni en tant qu'homme, ni en tant que femme. Au Royaume-Uni, ce problème avait notamment causé beaucoup de souci lors de la grande messe de la musique britannique, les Brit Awards. La grande star Sam Smith ayant fait son coming out non binaire en 2017, il lui devenait de fait impossible de figurer dans les catégories genrées de la cérémonie. Un sacrilège vu son prestige! En 2022, les Brit Awards finissent par dégenrer entièrement leur programmation (ce qui a permis à Sam Smith d'être nommé deux fois en 2023).

Les femmes, grandes perdantes

Si cette réforme est positive pour les non-binaires, elle risquerait toutefois de se faire au détriment des femmes. C'est en tout cas ce que craint le milieu des arts. Ainsi, si Adele était la grande gagnante des Brit Awards en 2022, le ton est différent en 2023. Cette année, il n'y a ainsi eu que des nominés hommes dans la catégorie "meilleur artiste" des Brit Awards. Choqué par cet état de fait, le grand gagnant, Harry Styles, a dédié son trophée aux chanteuses qui n'ont pas eu la chance de concourir. En Italie, le gagnant du festival de Sanremo, Marco Mengoni, a fait exactement la même chose après avoir remarqué que les cinq finalistes étaient tous des hommes (la compétition étant là aussi non genrée).

Le British Phonographic Industry (BPI) qui organise l'événement britannique se retrouve ainsi dans la même situation que les grandes cérémonies du cinéma avec des catégories ouvertes aux deux sexes. Selon le média américain Sky, si on isole des récompenses neutres des Oscars, il apparaît que les femmes représentent moins de 10% des lauréats. En 94 ans, l'Académie américaine des arts et des sciences du cinéma n'a décerné le prix de la meilleure réalisation qu'à trois femmes.

Quand une inégalité en cache une autre

Le dilemme est donc de taille pour les grandes cérémonies de récompenses. Doivent-elles exclure les personnes non-binaires afin de donner une meilleure visibilité aux femmes, ou faire l'inverse? Car pour l'heure, il semble impossible de faire en sorte que tout le monde soit représenté. Pourquoi? Tout simplement parce que le marché et l'industrie ne sont pas adaptés à cet idéal. Les Brit Awards se basent par exemple sur les ventes d'albums pour établir leur liste de nominés. Pas de chance pour les femmes: le public écoute beaucoup plus d'artistes masculins.

Dans le milieu du cinéma, c'est entre autres la sous-représentation généralisée des femmes qui pose problème. En Belgique, celles-ci ne représentaient en 2021 que 34-38% du personnel dans les milieux de la production, de la réalisation et de l'écriture (un pourcentage en légère hausse, celui-ci étant de 31% en 2015). En France, ces chiffres sont similaires. «La vraie question est de comprendre pourquoi, alors qu’on a autant de filles et de garçons qui font des études de cinéma, il y a moins de réalisatrices à l’arrivée», souligne auprès de 20 Minutes Grégory Faes, directeur de l’institution Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma. Aux César, l'Académie compte pourtant autant de votants que de votantes mais rien n'y fait: au final, ce sont les hommes qui sont surreprésentés et remportent les prix. Ils trustent ainsi à la gent féminine toute la visibilité qui va avec, ce qui n'aide pas à équilibrer la balance.

Autrement dit, pour que l'instauration de prix neutres ne pose pas de problème, il faudrait d'abord que le marché soit paritaire. Au Royaume-Uni, c'est ce qui fait dire à Caroline Nokes, présidente de la commission sur l'égalité des sexes au Parlement, que les Brit Awards ont agi "trop tôt" en supprimant les catégories genrées. "Faire une catégorie non genrée, c’est dire : ne regardez plus les hommes et les femmes dans une vision binaire, alors que nous vivons encore dans un monde binaire. Est-on prêt à aller au clash là-dessus ?", demande au journal Le Soir Patrick Quinet, président de l’Académie André Delvaux qui organise la cérémonie des Magritte. À titre personnel, il ne se dirait pas contre des prix neutres, mais les autres considérations amènent pour l'instant la cérémonie belge à garder sa configuration actuelle. Puis il ne faut pas oublier: avoir des catégories neutres, cela veut dire potentiellement moins de récompenses, donc moins de possibilités pour représenter toute la diversité du milieu.

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