
KURSK : Vinterberg et Schoenaerts en apnée

Le 12 août 2000, il avait regardé le naufrage du torpilleur sous-marin russe comme tout le monde - « avec horreur » - assistant à l’abandon des cent-dix-huit sous-mariniers qui trouvèrent la mort au fond de la mer de Barents, sacrifiés à la raison d’Etat, dans des circonstances qui semblaient rejouer les pires moments de la Guerre froide. Thomas Vinterberg, cinquante ans cette année, enfant terrible du cinéma nordique révélé avec Festen (film culte de toute une génération où surgissait le spectre de l’inceste dans un repas de famille) après avoir fondé le mouvement radical « Dogme » avec Lars Von Trier en 1995, cinéaste assagi depuis avec des œuvres plus classiques mais non moins magistrales (La Chasse, Loin de la foule déchaînée et plus récemment La Communauté sur ses parents libertaires), ne s’attendait pas à ce que Matthias Schoenaerts vienne le voir avec un script sous le bras signé Robert Rodat (scénariste d’Il faut sauver le soldat Ryan), le suppliant de rejouer la tragédie des vingt-trois marins russes ayant trouvé refuge dans l’un des compartiments non-inondés du Kursk, avant de périr comme les autres devant l’échec des tentatives de sauvetage. « J’ai donc été casté pour ce film, et pas l’inverse ! » plaisante le cinéaste danois, dont la beauté froide mais la discussion chaleureuse impressionne lorsqu’on le rencontre dans un grand hôtel parisien. Tourné en grande partie en Belgique (dans le port d’Anvers), en France et en Roumanie avec un casting international (Schoenaerts en leadeur charismatique, Léa Seydoux en femme de marin hyper digne, Max von Sydow en chef d’état major russe face à Colin Firth en commandant de la marine britannique négociant des offres d’assistance que Vladimir Poutine mettra cinq jours à accepter – trop tard pour sauver l’équipage), le film est un magistral huis-clos en immersion, un survival dramatisé à l’extrême par l’implacable écoulement des heures, avec pour seules respirations, le combat des familles pour obtenir des informations du gouvernement Russe qui tente de masquer la faiblesse de sa flotte. En vain.
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Le Kursk est une terrible catastrophe : pourquoi avoir voulu raconter cette histoire ?
En lisant le script que m’avait donné Matthias, j’étais bouleversé. Ça n’est pas mon processus créatif habituel, normalement j’écris mes scénarios. J’ai essayé de rejeter l’idée de ce script dans un premier temps, pour voir s’il allait revenir, un peu comme quand une femme rencontre un homme, ou l’inverse. Et cette histoire est revenue vers moi. Imaginer Matthias dans cette situation me bouleversait. Et puis je me suis rendu compte qu’il y avait des thématiques qui raisonnaient avec ma filmographie : la famille, la solidarité, l’injustice et l’impermanence de l’être. Ce sont des thèmes autour desquels je tourne, c’était donc plutôt naturel ce film pour moi. La seule chose qui me posait vraiment problème, c’était de tourner en Anglais ; il y avait quelque chose à mes yeux d’arrogant, qu’un réalisateur danois tourne en anglais une histoire russe. Mais j’ai pris ça a bras le corps et j’ai essayé d’en faire un avantage. Le défi était donc de rendre cette histoire la plus vraie et la plus grande possible. Pour que cette histoire de langue embête finalement seulement moi, quelques journalistes puristes, et pas le public. Le public s’en fout.
Est-il vrai que vous avez retiré Vladimir Poutin du script initial ? Pourquoi ?
Oui, je dois dire ici que ça n’est pas du tout parce qu’il m’intimidait comme on a pu le lire sur internet. C’est mon choix de l’avoir retiré, j’ai fait ce choix en cinq minutes, et je vais vous donner les raisons très clairement : la première c’est que je ne voulais pas voir un énième acteur incarner Poutin, à mes yeux ça aurait rabaissé le film. Ma seconde raison est morale : je ne voulais pas pointer du doigt en citant des noms, en rendant des gens responsables de la vie de centaines d’autres, si cela n’est pas juste. Nous ne savons pas tout sur cette tragédie, notamment sur l’influence toujours prégnante de vieux penseurs soviétiques dans la flotte du Nord. Or Poutine était en vacances à ce moment-là. J’ai voulu élever le film au-dessus de la politique. L’amener du côté de l’humanité.
Pourtant le film est éminemment politique, comme avec cet extrait du concert de Metallica à Moscou en 1991 ou la fameuse conférence de presse qui a mal tourné après le scandale du Kursk.
Oui, je tenais à cet extrait car ce concert est devenu le symbole de l’ouverture de la Russie : 800 000 personnes se sont ruées à Moscou pour voir des rockeurs américains et un batteur danois sur scène - c’est comme ça que j’ai eu les droits ! C’était le symbole d’une époque qui changeait. A l’inverse avec la conférence de presse finale, lorsque la mère d’un des marins anihilée avec une seringue pour qu’elle se taise, c’est devenu le symbole inverse, la fermeture de la Russie, la fin de la presse libre.
Colin Farrell incarne-t-il l’Occident pour vous ?
Sans doute. C’est un homme merveilleux, il représente tant de valeurs. C’est un peu le héros du film, en fait. C’était très émouvant de le confronter au vrai commandant David Russell.
Qu’est-ce qui vous lie à ce point à Matthias Schoenaerts, que vous retrouvez après Loin de la foule déchaînée ?
Il possède l’intégrité et la vérité que je recherche dans chacun de mes films. Il est aussi très masculin, sexy, noble, et pourtant il a des blessures ouvertes, il a un regard très vulnérable qui porte une tristesse profonde. C’est un acteur phénoménal à regarder. Il est très intelligent, il joue sur scène depuis l’enfance, il est très entraîné. Dans la réalité c’est une force de la nature, un rassembleur. Matthias, c’est une vraie star de cinéma.
C’est quoi votre définition du cinéma ?
Ce que je cherche à travers chaque film, c’est une manière authentique et pure de représenter l’humanité, je cherche une forme de véracité. Mais ultimement je pense que le sens profond du cinéma est de créer des souvenirs, des souvenirs collectifs. Tout le monde peut se référer à Don Corleon (Marlon Brando dans Le Parrain de Francis Coppola, NDLR) même s’il n’a jamais existé, je trouve cela très riche. Accomplir par un film ne seraient-ce que quelques moments de vérité auxquels les gens peuvent s’identifier, c’est ce que je cherche.
À votre manière, vous êtes une légende du cinéma. En 1995 vous avez créé le mouvement Dogme95 avec Lars von Trier : la passion de votre métier reste-t-elle la même ?
Quand vous êtes jeune, vous avez l’avantage d’être une surprise pour tout le monde, et pour vous-même parfois. Ce qui se passe devant vous tient de l’ordre du miracle, parfois vous pouvez même devenir un miracle. Quand vous avez 50 ans, comme moi aujourd’hui, c’est un travail différent, moins agressif, plus profond. Le Dogme était super fun mais aussi super arrogant et de manière très ironique très centré sur soi même si l’un des principes était que nos noms n’apparaissent pas au générique. Tout a changé. Je me sentais aussi piégé dans Dogma, car ça n’était plus une révolte mais un ticket pour le succès, j’ai eu l’impression que je devais abandonner. J’avais trouvé mes limites dans cette direction. Festenest un film très fort, mais aussi très fragile lorsque je le regarde aujourd’hui. Mais je suis fier de lui, et de cette époque.
Voyez-vous les films de Lars von Trier ? Et reste-t-il une influence pour vous ?
Oui, je les regarde. Il voit aussi les miens, en phase de montage notamment. Mais son influence me touche de moins ne moins, à un moment j’en ai eu marre de lui (rires), il y a des années. Mais Lars reste un grand ami, un grand artiste, il a été à l’avant-garde de formes de cinéma même si je peux aussi le trouver très froid dans sa manière de filmer. Quand nous avons fait Dear Wendy(il l’a écrit, je l’ai dirigé en 2005), c’était la fin de notre histoire. Nous ne pouvions pas alors être plus proches, et j’ai décidé que ça faisait dix ans, trop c’est trop. Je me suis mis à l’écart de tout ça.
Tourner Kursk représentait-il aussi pour vous un défi technique, avec ces fameuses scènes sous-marines en apnée ?
Oui, l’écoulement du temps est un élément majeur du film. Je poursuivais littéralement le temps. Au départ je voulais tourner tout le film en plan-séquence, mais ensuite j’ai vu La La Land,et d’autres films et je n’ai pas eu envie de faire partie d’une nouvelle vague à nouveau. Alors j’ai décidé que certains moments, notamment les séquences de nage, devraient donner l’impression que le temps manque. Techniquement c’était très dur. Tout le monde me parle de ces scènes, mais je ne vous révèlerai pas comment on a fait.
Je ne vous le demandais pas…
Ce que je peux vous dire c’est qu’ils devaient retenir leur respiration très très longtemps. Mais il y a des choses que je veux garder pour moi, c’est important. Comprenez que tout ce qui a touché à l’eau pour le film était très compliqué, on a dû plonger dix-huit acteurs dans un espace confiné avec l’équipe du film, des plongeurs, dans une piscine, avec des lampes, de l’électricité, des câbles. Tout cela rendait les assurances folles car c’était très dangereux, on aurait pu tous griller. Mais j’ai adoré faire ce film, c’était grandiose de voir tant de gens compétents dans une seule pièce. Comme un ballet militaire fascinant.
Parlez-nous de Léa Seydoux qui interprète la femme de Matthias Schoenaerts dans le film.
Léa est quelqu’un de rare, d’unique. Elle donne des choses très intimes, très délicates et très privées en fait, à la caméra. Je trouve cela très généreux. Léa n’est pas une actrice à méthode, elle a sa propre manière de penser et de travailler, ce qui la rend parfois à l’écran terriblement réelle. Je l’aime beaucoup dans la vie, elle est super cool, humble, elle a une vraie aura.
Vous dites que vous préférez écrire vos propres films, de Festen à La Communauté qui relate votre enfance, mais Loin de la foule déchaînée est une adaptation d'un roman de Thomas Hardy (par David Nicholls), vous dérogez donc souvent à cette règle…
C’est une discussion que j’ai souvent avec moi-même. Avec ma femme et avec Lars aussi.
Votre femme écrit avec vous ?
Non. Ma femme (Helene Reingaard Neuman, qui apparaissait dans La Communauté ndlr) est actrice, et elle est aussi pasteur depuis peu au Danemark, nous avons une église protestante qui accepte les femmes. Elle est plus intelligente que moi, elle pense que je ne dois pas tout faire, elle pense que je dois écrire mes propres miracles. Elle n’avait par exemple pas envie que je tourne Loin de la foule déchaînée. Elle était plus ouverte avec Kursk, qu’elle sentait plus proche de moi, et elle avait raison. D’ailleurs j’ai eu la possibilité d’être plus influent sur le script. Mais en faisant ce film je me suis rendu compte à quel point l’écriture me manquait. D’ailleurs je reviens à l’écriture. Je suis en train d’écrire mon prochain film danois.
De quoi parle votre prochain film ?
C’est une célébration de l’alcool (rires), une comédie provocatrice. Je soutiens l’idée que de grandes choses se sont accomplies dans l’Histoire sous l’emprise de l’alcool : une guerre mondiale a été gagnée par Churchill sous l’influence du whisky; les meilleurs livres d’Ernest Hemingway ont été écrit ici, dans la ville de Paris, sous l’influence du vin. Je me suis plongé dans les textes d’un célèbre philosophe norvégien qui soutenait l’idée que nous devrions naître avec un certain pourcentage d’alcool dans le sang : nous devenons plus ouverts, plus créatifs, moins agressifs. Vous devez d’ailleurs vous rendre compte qu’après un ou deux verres de "rosé" (il le dit en français et sans accent ndlr), les choses sont plus faciles, non ? Pas après dix verres, hein ! Ce film va donc être une expérience et parler de notre rapport à l’alcool. Dans mon pays au Danemark les gens boivent beaucoup mais c’est un tabou : ils ne parlent jamais du fait qu’ils boivent ni de ce que ça leur fait. Je cherche cette connexion. Bien sûr on peut mourir d’alcool, mais on ne doit pas nier l’importance de l’alcool dans nos vies. Je ne sais pas trop à quoi ressemblera le film, mais il sera mien.
Kursk, thriller historique. Réalisé par Thomas Vinterberg. Avec Matthias Schoenaerts, Léa Seydoux, Colin Firth – 117’