
Amélie Van Elmbt: «Les femmes cinéastes doivent exister à l’égal des hommes»

Cheveux courts, regard noir profond et silhouette longiligne, nous rencontrons Amélie Van Elmbt dans un café bruxellois, entre le cours de solfège de sa fille et la promotion de son second long-métrage, Drôle de père, qui a remporté le Prix de la Critique et le Prix du Public Cinevox au dernier festival de Namur. Six ans après La Tête la première, premier long-métrage autoproduit, et après avoir réalisé plusieurs émissions de télévision pour la RTBF (qu’elle a quittée depuis), la cinéaste belge de 31 ans livre une chronique familiale bouleversante produite par les Films du Fleuve, la société de production liégeoise des frères Dardenne. Drôle de Père retrace l’histoire simple d’Antoine (Thomas Blanchard, exceptionnel de fragilité), père absent qui revient dans la vie de sa fille de cinq ans (magnétique Lina Doillon, fille du cinéaste et de la réalisatrice) et de la femme qu’il a aimée (talentueuse Judith Chemla). En trois jours, Antoine et Elsa vont apprendre à se connaître, s’écartant peu à peu de la ville pour entrer dans la nature, jusqu’à la lumière. En quelques scènes d’une puissance émotionnelle qu’on voit parfois chez Ken Loach, convoquant la pulsion parentale refoulée, la tendresse enfantine et le désir d’aimer, Amélie Van Elmbt transcende cette chronique familiale épurée, partageant avec grâce l’empathie de son regard sur le monde.
Qu’est ce qui vous a donné envie de réaliser ?
J’ai toujours voulu écrire. Depuis toujours j’invente des histoires mais je ne m’autorisais pas à écrire, car petite j’étais dyslexique et mon père qui était psychopédagogue m’a dit très vite que je ne pourrais jamais écrire. Mais je m’inventais des histoires malgré tout et j‘avais le fantasme de faire des films. Pour un anniversaire j’ai demandé à mon père de louer une caméra pour filmer ma classe. Plus tard ma sœur m’a parlé d’une école de cinéma. Je me suis rendue compte que l’image pouvait vraiment être mon medium pour raconter des histoires. Le cinéma rejoint toutes les formes d’art, littérature, psychanalyse, et permet de travailler dans un rapport collectif en traversant des aventures humaines. Je me suis inscrite à l’IAD, l’école de cinéma de Louvain-la-Neuve. Je me suis rendue compte que le plateau de tournage, c’était ma place, le seul endroit au monde où je pouvais être moi.
Dans votre parcours de cinéaste que représente votre rencontre avec Jacques Doillon ?
Tout. J’étais encore étudiante à l’IAD lorsque je l’ai rencontré, Jacques venait présenter à Bruxelles Le Premier venu co-produit par Artémis et préparait son prochain film. Je lui ai écrit car je connaissais très bien son travail. Les films de Pialat, Cavalier, Doillon, Eustache, Rohmer, c’est le cinéma qui m’inspirait, dont je me sentais proche ; il y a une justesse chez Doillon qui me bouleverse, que ce soit dans Ponette, Le Petit criminel ou La Vie de famille. Même si je n’avais pas l’expérience du tournage à ce moment-là, mais un rapport très littéral aux scénarios. Je lisais tous les scénarios de Bergman ou Fellini dans des librairies de seconde main, j’ai appris comme ça. Et puis Jacques Doillon m’a alors proposé de m’occuper du casting de son prochain film, je castais des jeunes acteurs à Paris, au Mondrian boulevard Saint-Germain. Puis il m’a donné plus de liberté avec une grande exigence en retour, et j’ai pu l’observer sur le tournage du film. Voir Doillon travailler m’a libérée. La méthode avec lui, c’est que tout se passe au tournage. Rien n’est fabriqué ni figé, il faut savoir capter les instants, c’est un moment de pure création avec les acteurs qui m’a beaucoup influencée sur mon premier film.
Qu’est ce qui vous différencie aujourd’hui ?
Jacques est très soucieux du texte, il y a une mélodie qu’il veut entendre. Sur le second film je me suis écartée de cette méthode, notamment avec ma fille. Je n’avais pas envie d’avoir cette exigence-là ni de fantasmer son enfance derrière la caméra. Je voulais qu’elle incarne son enfance par elle-même.
Quelle est la méthode pour travailler avec des enfants, et a fortiori votre fille de 5 ans ?
La clé, c’est le jeu. J’ai travaillé avec une orthopédagogue pour donner à Lina la possibilité de s’amuser à l’intérieur du cadre que nous lui proposions. Nous l’amenions à comprendre ou deviner les intentions des personnages par elle-même, comme un jeu, du coup, tout venait d’elle dans un scénario très visuel qu’elle a elle-même créé. La séquence de la grenouille à grande bouche par exemple, c’est elle.
Qu’est-ce qui relie vos deux longs-métrages ?
Dans le fond, c’est la rencontre entre deux personnages qui m’intéresse. Et le fait que ça soit une rencontre dans la vie et dans le film. Dans la forme, il y a une manière de tourner dans un ordre chronologique qui est très important pour moi. Même si dans Drôle de père j’ai aussi pu créer un univers visuel qui tend vers un réalisme plus magique, grâce au talent d’Eric Gautier, le chef opérateur du film (qui a également travaillé avec Alain Resnais ou Sean Penn sur Into the Wild). J’ai eu énormément de chance de travailler avec Eric.
Le film est produit par les frères Dardenne, ainsi qu’avec l’aide de Martin Scorsese, racontez-nous.
J’ai rencontré les frères grâce à Eric Gautier, justement sur cette idée que nous partageons de tourner en chronologie. Les frères Dardenne ont une telle aura, c’est fascinant de travailler avec eux, ils sont perçus comme des dieux ! Mais pour le financement du film il nous manquait une semaine de tournage. Avec Luc nous avons écrit à Martin Scorsese qui finance aussi des films, il y avait cette promesse de travailler ensemble sur un projet. Grâce à lui, on a pu tourner six semaines au lieu de cinq.
Drôle de père est un film sur l’enfance, quelles étaient vos références ?
Alice dans les villes de Wim Wenders. C’est un film qu’il a tourné en opposition à un film de commande, avec les mêmes acteurs. J’aime énormément les premiers films de Wenders, qui racontent une errance avec une grande liberté, des situations simples et très humaines racontées avec un certain minimalisme. Et là, il se passe des choses. C’est ce cinéma-là qui me touche.
On parle beaucoup du regard féminin au cinéma. Est-ce que cela veut dire quelque chose pour vous ? Et plus généralement avez-vous l’impression de faire partie d’un mouvement global d’émancipation des réalisatrices ?
Je ressens très fort ce regard féminin, même chez Kathryn Bigelow. Mais en même temps, je ne suis pas certaine que ce regard soit dû au genre du ou de la cinéaste. Je pense souvent à cette phrase de l’écrivain Siri Ustvedt qui dit que les femmes ne valent pas mieux que les hommes… Peut-être que le regard féminin, ça serait prendre conscience qu’on peut être plus tendre les uns envers les autres, c’est une forme d’empathie. Même si c’est clair que le cinéma est un milieu d’hommes, qu’au départ de cette industrie les films étaient conçu pour les hommes et que l’image de la femme est toujours passée par cette vision-là. C’est pourquoi je suis complètement pour la parité aujourd’hui, notamment à travers l’initiative collective de Bénédicte Liénard (cinéaste et documentariste ndlr). Les femmes cinéastes doivent exister à l’égal des hommes.
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