

En 1973, Badlands, “la balade sauvage” de Sissy Spacek et Martin Sheen (alors inconnus) en jeunes serial killers dans l’Amérique fifties a inspiré toute une génération d’artistes - de Bruce Springsteen à Oliver Stone. À côté de Martin Scorsese, David Lynch ou Michael Cimino, Terrence Malick incarne la part arty de Hollywood, celle qui se refuse à l’entertainment. Cinq ans plus tard, il livre Les moissons du ciel, flamboyant triangle amoureux et rural sur l’Amérique des ouvriers agricoles révélant un jeune Richard Gere magnétique face à Sam Shepard. Suivent vingt ans d’éclipse et de silence qui intriguent encore la planète cinéma…
En 1999, un long et précieux reportage du journaliste Peter Biskind paru dans Vanity Fair revient sur les raisons de sa disparition, imputées autant à la personnalité fragile de Malick qu’à ses mésaventures avec deux producteurs influant sur la maturation difficile de La ligne rouge. Ce chef-d’œuvre existen-tialiste sur la guerre du Pacifique qui, en 1998, marque son retour aux affaires. Silencieux comme Greta Garbo ou J.D. Salinger, fuyant les interviews et les avant-premières comme Kubrick, Malick s’est taillé malgré lui une réputation mystérieuse.
Song to Song, un poème rock au casting éblouissant par moustique-mag
Depuis quelques années, le réalisateur texan de 73 ans se révèle prolifique, comme s’il voulait rattraper le temps perdu. Deux ans séparent Song To Song de Knight Of Cups (2015), qui suivait de près le virage expérimental de À la merveille (avec Ben Affleck en 2012) et la renaissance malickienne avec Tree Of Life (palme d’or au festival de Cannes 2011, produit par Brad Pitt). Renaissance déjà inaugurée avec Le nouveau monde, sa fresque amérindienne (2005). Sans oublier son documentaire IMAX sur l’origine de l’univers (Voyage Of Time, 2016) - soit quatre films en six ans !
New Age, mystique, élégiaque, Malick est un peu tout cela à la fois, tant son cinéma divise, éblouit, interpelle. Pour comprendre le cinéma de “Terry” (comme le surnomment ses proches), il faut connaître la vie de Malick - hanté par la mort d’un jeune frère suicidé, par son amour pour une Parisienne et l’échec de leur vie au Texas, par un père géologue qui inspire les scènes minérales père-fils de Tree Of Life. Mais la vraie force de Malick, c’est d’avoir inventé une nouvelle grammaire de cinéma qui repose sur l’utilisation croisée et novatrice du Steadicam (permettant ces fameux travellings à hauteur d’homme) et de la voix off. Pour Michel Chion (critique spécialiste du cinéaste), Malick a réinventé une “narration décentrée” grâce à une utilisation de la voix off qui convoque le pouvoir mystique de la parole. Et certaines phrases résonnent de manière quasi biblique (“Oh mon âme, laisse-moi faire partie de toi, regarde à travers mes yeux et contemple ton œuvre” murmurent les soldats illuminés de La ligne rouge).
On a pu lui reprocher sa propagande New Age, et sur un plateau l’équipe s’avoue parfois déstabilisée. “Si quelqu’un avait débarqué sur le plateau de Tree Of Life, il n’aurait rien compris à ce que nous faisions”, confiait Emmanuel Lubezki, directeur photo. “Tu es à fond dans ton rôle, tu te retournes et tu te rends compte que Terry est en train de filmer un scarabée”, s’amusait Michael Fassbender lors de la présentation de Song To Song au festival South By Southwest à Austin au Texas (également lieu de l’action du film). Les premiers montages des films durent parfois plus de huit heures, sans que l’équipe ait toujours l’impression que le projet d’ensemble soit clair pour Malick. Ses films se regardent comme des essais visuels travaillés par l’espace et le temps, et dont nul ne peut jamais prévoir l’impact.
Autour d’une piscine de luxe, quelques happy few trinquent à la santé d’une urne funéraire. Une femme baby-sitte des chiens. Rien n’a vraiment d’importance, du moment que ça brille. Malick plonge des personnages à la dérive sur la scène musicale d’Austin au Texas, selon un savoir-faire éprouvé: narration éclatée et lyrisme pop. La caméra saisit les instants brisés, les regards fuyants, captivés par une voix off désabusée. “Je croyais qu’on pouvait s’aimer de chanson en chanson, de baiser en baiser”, murmure Rooney Mara, jeune femme entre deux hommes - Michael Fassbender en magnat du disque et Ryan Gosling en apprenti musicien, lui-même attiré par une femme plus mûre, Cate Blanchett. S’y balade aussi Natalie Portman sublime en serveuse dépressive, chapeautée par une mère solitaire (Holly Hunter).
Parfois ces personnages se retrouvent à un concert de rock - où Val Kilmer se prend toujours pour Jim Morrison. Sous la vanité des apparences et les déséquilibres amoureux, Malick filme le chaos sentimental à l’œuvre et la condition fragile des êtres rongés par le mirage de la réussite. Séduisant, excitant (la scène homo avec l’ex-James Bond Girl Bérénice Marlohe), parfois superficiel, le film se regarde comme un long poème rock où surgissent les figures tutélaires de Patti Smith ou Iggy Pop. Malick peut continuer de diviser, nous on marche.
Song To Song. Réalisé par Terrence Malick. Avec Rooney Mara, Ryan Gosling, Michael Fassbender, Cate Blanchett - 128’.
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