Les réalités du travail en prison : plus-value sociale ou pure exploitation ?

Le plus grand atelier pénitentiaire du pays vient d’ouvrir à Bruxelles. De quoi lever enfin les tabous sur le travail carcéral et sur ces firmes qui produisent intra-muros à des prix défiant toute concurrence?

travail en prison
Les détenus peuvent assurer la fabrication du matériel pénitentiaire, comme les uniformes. © Cellmade.be/Olivier Michiels

“Diminuez vos coûts de production grâce à l’entrepreneuriat social!” Voilà le slogan de Cellmade, le label belge du travail pénitentiaire, un service autonome du SPF Justice. À coups de vidéos promotionnelles dignes des fleurons industriels, cette régie vante ses différents services. “Le travail intra-muros apporte une plus-value sociale importante. Il contribue en effet de manière importante à la réintégration des détenus et diminue le risque de récidive. Cela leur donne l’opportunité d’acquérir une discipline de vie et de l’expérience professionnelle, de prendre leurs responsabilités et d’indemniser les victimes.” Sur le papier, le travail carcéral a tout pour plaire. Qu’en est-il en réalité? Combien de détenus ont l’opportunité de travailler? Que fabriquent-ils? Combien gagnent-ils? Bénéficient-ils d’une couverture sociale? Du côté des associations actives en prison, on nous souhaite bonne chance pour glaner ce genre d’informations…

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Je bosse six heures par jour comme jardinier et je touche 1,30 euros de l’heure, explique Maxime (prénom d’emprunt), incarcéré dans une prison liégeoise. En fonction du travail disponible, je gagne environ 140 euros par mois. Cela permet de tuer l’ennui et de reverser une partie de cet argent à mes enfants et aux parties civiles mais cela n’est pas suffisant pour cantiner (acheter des produits alimentaires et de première nécessité au magasin de la prison - NDLR). Pour moi, c’est clairement de l’exploitation. D’autant que mes heures ne sont pas toujours comptées. La prison me doit d’ailleurs plus de 130 euros mais je peux danser sur ma tête, je ne les récupérerai jamais.

Le travail intra-muros en Belgique se subdivise en trois parties. Il y a les tâches domestiques, comme le nettoyage des parties communes ou la distribution des repas, la fabrication du matériel pénitentiaire (meubles, uniformes,…) et les ateliers de production pour le compte d’entreprises extérieures. Vu la surpopulation carcérale et le manque d’agents et de chefs d’atelier, la demande surpasse de loin l’offre. On estime que seuls 40 % des détenus ont la possibilité de bosser, soit environ 4.500 personnes. Le travail en prison n’est d’ailleurs pas considéré comme un droit mais comme une faveur - les détenus ne touchent pas un salaire mais une gratification - et la procédure d’obtention d’un job manque clairement de transparence.

 

Quant aux rémunérations, elles sont définies en fonction des tâches effectuées. Environ 1,80 €/h dans les ateliers de production propres et 2,5 €/h sur les chaînes sous-traitées par des entreprises extérieures. Mais le travail domestique est encore moins bien rémunéré. Depuis 2020, les détenus ne peuvent toutefois pas gagner moins que 0,75 €/h. Interpellé à la Chambre par des députés sur ces très faibles rémunérations, le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne s’est montré rassurant. “J’ai rapidement veillé à augmenter le budget global alloué, qui est passé de 3,7 millions d’euros en 2020 à 4,1 millions d’euros en 2021. Cela a permis d’augmenter le montant moyen de gratification (pour le travail domestique - NDLR) de 10 %, soit 1,10 €/h.

Mi-temps payé 60 euros

Présentée comme un modèle, la nouvelle méga-prison bruxelloise de Haren et son atelier moderne d’une capacité de 200 travailleurs rétribue-t-elle plus décemment? Pas vraiment. Selon nos infos, le travail des femmes y est gratifié 1,10 €/h. “Actuellement, 50 détenus travaillent également dans les ateliers et sont payés à la pièce”, complète Valérie Callebaut, porte-parole de la Direction générale des Établissements pénitentiaires (EPI). Selon le règlement intérieur de cette prison, les rémunérations octroyées oscillent entre 0,75€ et 4 € de l’heure. “Mais attention, tempère Samuel Degrez, avocat et membre de la section belge de l’Observatoire international des Prisons (OIP), la rémunération à la pièce dépend avant tout du fournisseur et de la vitesse de travail de la personne. Dans la pratique, c’est donc très inégalitaire.

Une détenue nettoie des salles sans serpillière. Elle fait tout à la lingette. Pour 30 cents de l’heure.

Quant au travail domestique proposé dans d’autres établissements pénitentiaires, on est encore loin de la moyenne de 1,10 €/h annoncée par le ministre. “Je travaille six heures par jour comme servant et je touche 0,80 €/h, confie Daniel (prénom d’emprunt), détenu dans une prison brabançonne. Je nettoie les communs, distribue les repas et fais également quelques travaux de peinture. Ce qui me fait un salaire moyen mensuel de 60 euros.” D’autres témoignages sont encore plus interpellants. “Une détenue qui nous a contactés bosse au nettoyage des salles VHS (“Visite Hors Surveillance”, soit ces chambres où les prisonniers peuvent avoir des rapports intimes avec leur conjoint(e) - NDLR), explique une travailleuse sociale. Elle n’a même pas de serpillière et doit donc tout laver avec des lingettes. Cela lui prend entre 15 et 30 minutes par pièce et elle touche 3 euros pour le nettoyage de 30 chambres!” Soit un salaire de même pas 30 centimes de l’heure. Misérable.

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Le travail en prison n’est pas un droit. On ne parle pas de salaire mais de “gratification”. © Cellmade/Olivier Michiels

Hors normes internationales

Rappelons que le travail carcéral n’est pas encadré par un contrat. Les détenus ne peuvent compter sur aucune indemnité en cas de licenciement et ne sont pas pris en charge par la sécurité sociale. Ils n’ont donc pas droit au chômage ni à la pension. Oubliez aussi les congés payés. “Si les détenus ne peuvent travailler en raison d’une grève, ils reçoivent une allocation de 0,75 € par heure qu’ils n’ont pu prester et ce, avec un maximum de 7 heures par jour”, a précisé Vincent Van Quickenborne devant le Parlement. Mais est-ce toujours le cas? “Moi, je ne touche que 0,65 €/h lors des grèves, affirme Daniel. Ce qui arrive très souvent.

 

Une autre source bien informée confirme: “Les personnes détenues ne voient pas toujours la couleur de cette allocation…” Ajoutons que lorsque les chefs d’atelier sont malades, en formation ou en congé, les chaînes s’arrêtent brutalement et les détenus ne touchent pas un rond. Même situation en cas de retard de livraison de matières premières. “Lors du déménagement de la prison pour femmes de Berkendael à celle de Haren, ajoute l’OIP, les ateliers ont été fermés pendant trois mois et les travailleuses n’ont rien touché non plus.” Précisons encore que si les conditions de travail en prison ne doivent pas, selon la Cour européenne des droits de l’Homme, être identiques à celles pratiquées sur le marché libre, elles ne peuvent pas non plus être hors de proportion. Au risque de passer pour de l’exploitation. Et en l’absence de contrat de travail, que se passe-t-il alors en cas d’accident? Depuis 2020, un arrêté royal prévoit bien des indemnisations. Encore faut-il que ces accidents du travail soient reconnus comme tels. “On travaille souvent avec du matériel obsolète, explique Maxime. Un jour, la lame de ma disqueuse s’est détachée et m’a entaillé la cuisse. Ce qui m’a valu plusieurs points de suture. Mais mon chef m’a demandé de ne pas déclarer l’accident pour éviter la paperasse.

Quelles sont ces entreprises qui font fabriquer leurs produits en prison ?

Étant donné les conditions de travail que nous venons de détailler, elles ne sont pas toutes enclines à le crier sur tous les toits. Même rétention de l’information du côté de Cellmade qui se plaint d’avoir du mal à trouver des clients en raison, notamment, du déficit d’image du milieu pénitentiaire ou du nombre de grèves - 17 jours en 2022. On ajoutera aussi les problèmes logistiques, notamment lors du déménagement à Haren. “Certains ateliers ont perdu des fournisseurs à cette période parce qu’il n’y avait aucune information sur la reprise des activités”, déplore l’OIP. En cherchant un peu, on peut néanmoins affirmer que les sociétés suivantes ont déjà fait appel à Cellmade pour employer cette main-d’œuvre à très bas coût: les textiles zéro déchet de Lilie dans les étoiles, les diffuseurs Air Wick, les cahiers Atoma, les bonbons PaperMints, la Crémerie Saint-Siméon, les vêtements de pluie Marypup, les articles de puériculture Babyboom, Tilia et les bougies Plantes & Parfums de Provence. Des sociétés qui, dans l’écrasante majorité des cas, se gardent bien de préciser l’origine de leur production.

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Des détenus travaillant dans un atelier de montage.  © Cellmade/Olivier Michiels

Interrogé dans La Brèche, journal associatif, le pénaliste Damien Scalia pointe un autre manque de transparence. “Le flou qui règne sur l’affectation des bénéfices dégagés par le travail des détenus auprès d’entreprises externes dérange.” Quelle marge Cellmade dégage-t-elle? Cette régie commerciale facture à ses clients un tarif - imbattable - d’environ 6 €/h. “La marge brute dégagée dans les ateliers pour des travaux réalisés pour le compte d’entrepreneurs privés est d’environ 3,50 €/h, détaille Valérie Callebaut. Elle est notamment utilisée pour payer les frais de fonctionnement des ateliers et pour financer des projets qui ont pour objectif d’améliorer le bien-être des détenus. Et les bénéfices sont versés au trésor public.” Reste que l’administration préfère taire le montant total de ces revenus.

Concurrence déloyale

Les (très) bas salaires octroyés aux détenus belges dérangent aussi les entreprises bruxelloises de travail adapté (ETA) qui redoutent la concurrence déloyale du tout nouvel atelier de la prison de Haren. Étant donné qu’un détenu abat le même travail que trois personnes en situation de handicap, elles jugent impossible de s’aligner sur les tarifs pratiqués par Cellmade. Favoriser les chances de réinsertion des détenus doit-il donc se faire au détriment de personnes extrêmement discriminées sur le marché de l’emploi? “Si les conditions étaient si avantageuses, nous ne serions pas continuellement à la recherche de nouveaux travaux pour nos ateliers, nous n’aurions pas de chaînes de production vides et nos activités seraient en croissance”, ce qui n’est pas le cas, se défend l’administration pénitentiaire. “Cellmade est toutefois prête à dialoguer avec la Fédération bruxelloise des ETA (Febrap) au sujet des ateliers de Haren.” Notons que la Febrap a adressé un courrier au ministre de la Justice à ce propos en juillet 2022. Une lettre restée jusqu’ici sans réponse.

Tremplin vers la réinsertion?

Le risque de récidive serait réduit de moitié chez les détenus formés ou ayant travaillé en prison. Une réelle chance de réinsertion. Mais tous les observateurs s’accordent à dire que le travail carcéral en Belgique est bien trop souvent répétitif et peu formateur. Si des détenus produisent des meubles, du fromage ou des légumes bios, la majorité d’entre eux réalise en effet du travail basique de manutention (comme de l’emballage) ou des tâches domestiques. Du moins quand ces basses besognes sont disponibles. “C’est d’autant plus regrettable que certaines prisons belges ont de très beaux ateliers, déplore une spécialiste du travail carcéral. Mais ils sont complètement sous-exploités.

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