
Dans l'enfer du crack : un phénomène de plus en plus répandu depuis le Covid

Métro Yser, entre le canal et la place Rogier, un dimanche. Dans un coin, au-delà de la ligne où il faut posséder un “titre de transport valable”, trois personnes affalées contre le mur se rapprochent. Un regard trop rapide lira dans la flamme jaillissant d’un briquet près d’une bouche qui se penche l’imminence d’un joint d’herbe qu’on allume. Mais le joint est invisible. Il s’agit en réalité d’un tube en verre, une pipe à crack.
La flamme fait griller un caillou, de la cocaïne cristallisée grâce à une transformation chimique à base d’ammoniaque ou de bicarbonate. La conversion de la cocaïne (1g = 60 €) en crack permet l’obtention d’une quantité trois fois plus importante de drogue. Le crack est donc moins cher. Mais ses effets sont plus puissants que ceux de la cocaïne. La descente et le manque sont également démultipliés. À tel point que les usagers reconsomment très rapidement, parfois à l’endroit même où ils viennent d’acheter leur caillou. Un “caillou” de petite taille peut se négocier 10 euros, parfois moins. On ne sait quelle taille a le caillou que fume la petite bande du fond du métro. Mais la drogue fait son effet. Le groupe s’agite et se met debout. L’un des trois sautille, bondit littéralement et se dirige vers une sortie. Dans le couloir, il croise une femme qui pourrait être sa partenaire, mais le moment d’affection laisse place à une violente dispute. Le couple s’invectivera à la surface. Elle rejoindra, à quelques dizaines de mètres de la sortie de la station, un groupe de femmes qui, d’évidence, se prostituent.
Le nombre de signalements concernant la présence de toxicomanes sur le réseau Stib a augmenté de 69,4 %.
“Le nombre de signalements encodés auprès du dispatching de la Stib concernant la présence de toxicomanes sur le réseau, toutes stations confondues, a augmenté de 69,4 % en 2022 par rapport à 2021, confirme Cindy Arents, porte-parole de la Stib. Jusqu’en 2019, l’augmentation était relativement constante, de l’ordre de + 25 % chaque année. Si pendant la crise sanitaire on a observé une légère diminution (la fréquentation sur le réseau avait baissé), en 2022, on a une réelle envolée du nombre d’incidents. Pour preuve? Si l’on prend l’année de référence “avant Covid”, entre 2019 et 2022, le nombre de signalements a presque (+ 81 %) doublé. Et alors qu’auparavant, la présence de toxicomanes se limitait à quelques stations, on constate aujourd’hui que ce public se retrouve sur l’ensemble du réseau ou presque.” Cindy Arents pointe cependant une des raisons pouvant expliquer cet accroissement. “La fermeture de plusieurs bâtiments en surface, à l’abandon et occupés entre autres par des toxicomanes, a clairement généré un report du phénomène dans les stations de métro situées à proximité.”
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Parler avec les toxicomanes
La Stib n’est pas inactive et met en place à son niveau des mesures. “Pour tenter de maîtriser une situation qui nous échappe de plus en plus et qui dépasse notre rôle de transporteur: organisation de patrouilles dans ses stations, suivi des signalements, travail de son équipe “prévention et cohésion sociale” en collaboration avec le secteur associatif spécialisé dans la prise en charge de ce type de public.” Depuis quelques semaines, le cabinet du ministre de la Région bruxeloise Alain Maron (Écolo) organise sur la thématique des réunions en vue d’un plan avec des représentants de la police, de la Stib, du monde associatif. Le terrain semble cependant regretter que les plans ne soient suivis que de peu d’actions et encore moins d’effets.
L’ASBL Dune, située Porte de Halle à Saint-Gilles, est active depuis 25 ans sur le terrain de la toxicomanie à Bruxelles. Elle propose un espace d’accueil et un service social, dispose d’un Médibus et anime des projets d’insertion sociale.
“On dispense également des formations sur la manière de communiquer avec les toxicomanes, précise Christopher Collin, directeur de l’équipe Dune. Par exemple à la Stib. Aux agents des stations pour qu’ils puissent entrer en interaction avec le public en errance de manière à ce que les relations ne soient pas détonantes sur le terrain. Mais le crack complexifie le rapport soignant/soigné. Il provoque un flash de surexcitation et il peut entraîner des épisodes de paranoïa et d’agressivité. Pour les héroïnomanes, le problème, c’est quand ils n’ont pas leur dose. Pour ceux qui sont accros au crack, c’est quand ils n’ont pas leur dose et quand… ils ont leur dose.” Charlotte Bonbled, la chargée de communication de l’ASBL illustre l’évolution des consommations. “Les gens recourent plus à l’inhalation qu’à l’injection. Chez nous, à Dune, en 2018, on distribuait deux kits “crack” pour huit kits “héroïne”. Aujourd’hui, six kits pour quatre. Actuellement, on distribue 35 kits crack tous les jours, soit plus de 12.000 par an.”
Cinq euros pour s’envoyer en l’air, c’est une proposition “attrayante“ pour un jeune voire un très jeune. Tout ça nous amène dans un cocktail sociétal explosif.
Les indices d’une forte augmentation de l’usage du crack sont indéniables. Christopher Collin avance une explication. “Plus une population se précarise, plus elle a recours à des produits psychotropes, quels qu’ils soient. Il y a encore quelques années, la consommation de crack existait, mais elle était marginale. Aujourd’hui, elle explose. On voit que les années Covid nous ont ramené des gens qui jusque-là étaient sur le fil et qui ont sombré. Par ailleurs, la cocaïne, avec le déversoir qu’est le port d’Anvers, n’a jamais été aussi présente en Belgique qu’aujourd’hui.” Le crack est-il l’apanage des populations précarisées? Christophe Collin en est persuadé. “Même si transformer de la cocaïne en crack était, jusqu’il y a peu, une pratique d’initié. Mais maintenant, ce que l’on constate, c’est que cette pratique s’est répandue. Et que de petits labos préparent avec quelques grammes de coke des cailloux, les fractionnent et les vendent pour 10 voire 5 euros. Cinq euros pour s’envoyer en l’air, c’est une proposition “attrayante“ pour un jeune voire un très jeune. Tout ça nous amène dans un cocktail sociétal explosif.”
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Pas de consommation festive
Éric Husson dirige Lama, une ASBL née en 1982, la première structure bruxelloise à avoir proposé des traitements de substitution à l’héroïne. “Le crack est une consommation d’automédication. Les gens traitent avec cette drogue leurs souffrances, leur isolement, leur décrochage social. Le crack en station de métro, ce n’est pas une consommation festive. C’est de l’oubli voire de l’autodestruction. Le problème, c’est que s’il y a des traitements de substitution pour l’héroïne (notamment la méthadone), il n’y en a pas pour le crack. On ne peut donc pas soigner le symptôme.”
Lorsqu’on ne peut pas soigner les symptômes d’une maladie, il reste une solution: s’attaquer à ses causes. Dans ce cas: les causes de l’addiction au crack. “Il faut travailler sur les sous-jacents. Les raisons qui amènent quelqu’un à prendre du crack. Mais si la personne n’a pas de papiers, n’a pas de revenus, n’a pas de logement, n’a pas de perspectives et vit constamment dans l’exclusion et la précarité, ça vous donne une idée des conditions à mettre en place pour prendre en charge ces utilisateurs.” C’est précisément là que se situe le nœud du problème. Et la source de la sourde inquiétude qui s’exprime de manière constante chez les acteurs de terrain. C’est que notre société semble produire de plus en plus d’exclusion et de précarité.

Une nouvelle salle de shoot à Bruxelles n’est pas attendue avant 2027. © BelgaImage
Salles de shoot
Il y a une salle de “consommation à moindre risque” à la rue de Woeringen à Bruxelles (il y en a une également à Liège, 22 rue Florimont). Cette salle bruxelloise n’est pas suffisante aujourd’hui. Du reste, la création d’une autre salle est prévue près du métro Yser mais… en 2027. En attendant, et factuellement, la consommation se déroule dans les stations de métro. La Stib nous confirmera par ailleurs qu’elle tolère dans ses stations la présence pendant la nuit de personnes sans abri jusqu’à la fin du plan hiver, en mars.