Médicaments trop chers : ce qu'un prix juste rapporterait à l'Etat (et à la société)

Selon Solidaris, la sécu paie nos médicaments trop cher. Et pas qu’en Belgique. Pour arriver en force face aux États lors des négociations, le secteur s’est organisé. Pour la mutualité, il est temps de demander un prix juste.

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Un milliard d’euros. C’est ce qu’économiserait la Belgique si les prix des médicaments étaient “justes”. D’après Solidaris, notre sécurité sociale consacrant chaque année cinq milliards d’euros au remboursement des médicaments, ce gain de 20 % serait loin d’être marginal. Selon les estimations de la mutuelle socialiste, un prix juste des traitements permettrait à la Belgique de ­rembourser trois fois plus de médicaments, avec le même budget. “Un prix juste atteint deux objectifs, explique Anne Hendrickx, spécialiste médicaments à Solidaris. D’abord, l’accessibilité, donc le fait que les systèmes de santé puissent payer pour le médicament. Ensuite, que l’industrie continue à être incitée à en développer de nouveaux. On ne veut pas arriver à un prix qui ferait que la recherche s’arrêterait.

L’industrie parle plutôt de valeur, d’apport à la santé, notamment en comparaison avec les traitements existants. “Dire que l’on devrait payer en fonction de ce que cela apporte, ça nous parle en tant que gestionnaire de système de santé. On ne va pas payer cher pour ­quelque chose qui apporte peu, ça a du sens.” Mais comment définir le prix d’une “unité” d’apport à la santé? “C’est toute la question, et c’est là que le système s’est emballé. Dans beaucoup de pays, dont la Belgique, on accepte de dire que si on augmente la vie d’une année de bonne qualité, cela peut coûter 40.000 euros. Mais si chaque année de vie gagnée pour chaque citoyen coûte 40.000 euros, soit l’équivalent du PIB par habitant, ça devient intenable.” Prenons l’exemple du traitement de l’amyotrophie spinale, qui attaque les nerfs. Il y a trois ans, le Zolgensma, traitement de thérapie gé­nique, coûtait 1,9 million. Son successeur monte à 2,85 millions. “On est à ce niveau d’inflation.

Autre exemple parlant, la lutte contre le cancer. “Les traitements par immunothérapie coûtaient plus de 100.000 euros en 2017. La génération suivante, avec les thérapies géniques, atteint 300.000 euros. Lors des négociations, les firmes mesurent combien cela vaudrait en années de vie gagnées, mais en partant d’un traitement qui coûte 100.000 euros. C’est absurde.” D’autant que les coûts s’accumulent pour les patients dont le ­traitement à 100.000 euros n’a pas fonctionné. Bref, cette hyper-inflation menace le système.

Contrats de ristourne

Pour mieux comprendre comment l’industrie impose ses vues durant les négociations, il faut comprendre l’opacité qui les entoure. Lorsqu’un médicament a reçu l’autorisation de mise sur le marché de l’Agence européenne du médicament (EMA), les ­firmes partent, valise au bras, négocier un prix de vente avec chaque pays. Elles peuvent exiger le prix qu’elles souhaitent, et n’ont jamais à communiquer les coûts de recherche et de production. “L’industrie pharmaceutique a une très grande cohérence au niveau mondial. Elle a demandé partout cette manière de négocier et a réussi à l’obtenir. Elle est parvenue à garder des prix publiquement très élevés, et puis, en convention secrète, à négocier des contrats de ristournes.” Ces ­contrats obligent les firmes à remettre une partie de la somme aux États, de manière à ce que le prix final soit moins élevé que celui payé au départ. Ainsi ­chaque pays pense avoir fait une bonne affaire. “Quel pays peut refuser ces ristournes? Donc tout le monde a accepté ça, et chaque système de santé négocie à l’aveugle et pense avoir fait une super-affaire. “J’ai obtenu 10 % de ristourne!” Oui, mais le voisin a négocié 60 % et je ne le saurai jamais.” La seule chose que l’on sait de ces ristournes, c’est la moyenne des restitutions sur l’ensemble des médicaments sur une année. 41 % en 2020, soit un montant de 754 millions d’euros. En 2023, elles représenteront plus de 1,4 milliard. On y gagne donc deux fois plus? Non, les prix faciaux (soit les prix négociés) ont explosé “puisque les dépenses réelles (après déduction de ces restitutions) vont ­augmenter de 812 millions sur la même période”, explique Solidaris. Aux États-Unis, le prix net - donc dénué de ristourne - de lancement des médicaments a augmenté de 20 % chaque année entre 2009 et 2021. Le prix médian par médicament est passé de 2.115 dollars à 180.000 dollars en douze ans.

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Efficacité douteuse

Au moment du lancement d’un produit sur le marché, il n’a reçu que l’approbation de l’EMA, basant son jugement sur des essais cliniques. Le prix du médicament est donc négocié sans certitude qu’il aura des effets bénéfiques sur tous les patients. Anne Hendrickx, qui fait partie de la Commission de ­remboursement des médicaments, confirme qu’elle reçoit très peu de preuves d’efficacité. “J’ai été confrontée à un médicament orphelin testé sur 60 patients durant un an. C’est ça qu’on nous demande de rembourser plus de 300.000 euros par an par patient. Et il a amélioré quoi? Un peu de qualité de vie? C’est important pour les patients évidemment, mais pour 300.000 euros, avec un niveau de preuve aussi bas, j’ai un vrai souci.

Belgique présidente

Cette stratégie concertée de l’industrie l’emporte facilement sur celle nettement plus morcelée des États. Pour inverser le rapport de force, la mise en commun des intérêts européens semble être un passage obligé. “Nous sommes 450 millions d’Européens, on représente 35 % du marché des médicaments innovants, mettons-nous ensemble. C’est le seul moyen d’avoir des prix qui se rapprochent d’un prix juste.” Pourquoi ne le fait-on pas? “Les vaccins contre le Covid, c’est la première fois qu’on achetait ensemble. Mais chaque pays aime avoir sa liberté de négocier. Et le lobby pharmaceutique se bat aussi contre ça.” Encore plus en Belgique, vu le poids de l’industrie. Et pourtant, notre pays prendra la présidence du Conseil de l’UE durant les six premiers mois de 2024. Solidaris invite donc notre gouvernement à mettre à l’agenda la coordination des États en vue d’un prix juste européen. Pour l’aider, la mutualité a développé un outil appelé à mesurer plus précisément le fameux prix juste. Un calculateur, dispo­nible via son site, digérant une série de données, comme les coûts de recherche et développement, de production (tous deux estimés puisque secrets), de communication et marketing, et une marge bénéficiaire acceptable pour les entreprises. Il finit par présenter ce que devrait réellement payer la sécurité sociale pour le médicament. “Grâce à cet outil, chacun peut se rendre compte que les bénéfices des Big Pharma sont totalement démesurés, parfois de plus de 100 % de marge”, signale Solidaris. Anne Hendrickx voudrait voir utiliser le modèle dans le cadre des discussions de la Commission de remboursement des médicaments. “Comme on a dit, le point de départ c’est toujours le prix de la firme. On demande que le modèle soit utilisé pour fixer un prix qu’on considère comme juste, et que les deux prix existent dans le dossier. C’est une simple information, mais discutons à partir de là.

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