
La force des soignants contre le cancer : « C'est à la fois difficile et passionnant »

À l’Institut Bordet, chaque membre du personnel a au moins une histoire marquante à raconter. Le docteur Laura Polastro, spécialiste du cancer du sein et en oncologie gynécologique, se souvient de cette jeune maman, trentenaire, décédée pendant la pandémie. Sa fille avait l’âge de son gamin. Elle est partie dans des conditions douloureuses, en quelques jours seulement. Le père était absent, et le Dr Polastro ne pouvait s’empêcher de se demander qui s’occuperait de l’enfant. “Je me disais: on va garder cette petite fille avec nous, sourit-elle aujourd’hui, de la tendresse dans le regard. Depuis que je suis maman, ce type d’histoire est difficile pour moi, car je m’identifie davantage.” Son téléphone professionnel sonne. Elle s’excuse et décroche. Une minute plus tard, elle reprend l’interview. “Toutes les situations sont touchantes et difficiles à leur manière. Il ne faut en minimiser aucune.” Elle marque un silence. “Celle-là, quand même, j’ai vraiment eu du mal. Elle me dépasse.”
Dans le couloir, Sophie Delaunois, infirmière coordinatrice en soins oncologiques du service d’hématologie, fait les cent pas. Elle regarde sa montre, jette un œil dans le bureau où se déroule l’interview. Elle conclut sa conversation téléphonique. “On risque d’être interrompus”, explique-t-elle. Parmi ses meilleurs souvenirs, elle cite sa relation avec un patient d’une septantaine d’années. “Je l’ai suivi pendant des années, accompagné de son épouse à chaque visite. Nous avions une relation proche, ils me racontaient leur vie. Ils me répétaient souvent que je faisais beaucoup pour eux, alors que je ne faisais que mon travail au mieux. Ils étaient un peu inquiets lorsque je partais en congé car le suivi ne serait pas aussi rapproché.” À chaque nouvelle année, l’épouse lui offrait un petit vêtement qu’elle cousait pour son fils. “Depuis le décès, elle continue cette tradition. Ce geste me touche fortement.”
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Tout le monde est essentiel
À l’Institut Jules Bordet, établissement du réseau Hôpital universitaire de Bruxelles (HUB), un millier de professionnels sont au service des patients. Le professeur Awada est le directeur de service de médecine oncologique, le service qui s’occupe des tumeurs solides. Il insiste sur l’importance de chaque discipline: “Les soins oncologiques sont multidisciplinaires. Les médecins et les infirmières sont essentiels, comme les technologues ou les secrétaires à l’accueil de l’hôpital. Chacun permet de maximiser la qualité des soins sur le plan médical et paramédical, en aidant les malades et leurs proches à traverser cette épreuve le mieux possible”. Il souligne la place centrale de l’empathie et de l’encadrement humain. “Ce n’est pas toujours simple, notamment en raison du financement insuffisant des hôpitaux et le fait que de nombreux membres du personnel sont fatigués depuis la pandémie”, précise-t-il.
L’annonce des mauvaises nouvelles représente la partie la plus ingrate du job des médecins. De plus en plus, les annonces sont heureusement positives. Le cancer devient une maladie chronique plus qu’une maladie incurable. “En tout cas pour le cancer du sein”, précise le Dr Polastro. Les taux de guérison ou de stabilisation varient fortement d’un cas à l’autre. Près de 9 patientes atteintes d’un cancer du sein sur 10 sont en vie cinq ans après le diagnostic. Pour d’autres formes de la maladie, les chiffres sont nettement moins encourageants. Certaines restent pratiquement incurables comme les cancers du cerveau. 60 à 70 % des patients, précise le Pr Awada, sont guéris grâce à un remède curatif assuré par la chirurgie, la radiothérapie ou un traitement médical.
J’essaie de retenir mes larmes devant les patients et leurs familles. Parfois, je pleure après.
Pour les autres, les soins visent à améliorer la survie et la qualité de vie, à la rendre plus confortable. “Les progrès de la recherche sont exceptionnels. On peut parler d’une révolution. Les soins sont de plus en plus ciblés, et donc plus efficaces.” Le Dr Polastro se réjouit également: “La recherche évolue sans cesse et de nouveaux traitements arrivent chaque année. Le progrès est tel qu’il devient difficile de se tenir à jour sur toutes les avancées. C’est pourquoi les oncologues sont de plus en plus surspécialisés dans un domaine précis”.
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Trois boucliers
Travailler dans un hôpital oncologique n’est jamais de tout repos. “C’est intense émotionnellement mais aussi dans les relations, résume Yves Libert, psycho-oncologue. Le cancer touche toutes les populations. Cela est à la fois difficile et passionnant. À Bordet, vous soignez autant des gens d’un niveau socio-économique élevé que des gens qui ont des fragilités sociales énormes.” Le personnel ne s’habitue jamais totalement… Au mieux, il apprend à mieux gérer ses émotions. “Quand j’ai commencé il y a dix ans, ou pendant mon assistanat, je pleurais régulièrement”, se souvient le Dr Polastro. Mais elle a toujours essayé au maximum de retenir ses larmes devant les patients et leurs familles. “Parfois, je pleure après.”

Yves Libert est psycho-oncologue. © Nicolas Sohy
Avoir la conviction d’avoir fait tout ce qu’on pouvait, tant médicalement qu’humainement, est essentiel pour ne pas culpabiliser, se sentir responsable. Le personnel doit donc trouver l’équilibre parfait, s’intéresser suffisamment au patient pour octroyer des soins de qualité, sans trop s’y attacher pour garder la tête hors de l’eau… Alors comment tenir le coup? Yves Libert cite trois “boucliers”. Premièrement, la formation de base. “La psycho-oncologie, ce n’est pas seulement de l’écoute. C’est la compréhension des situations. Sans cette grille de compréhension, il est difficile de prendre de la distance par rapport aux vies très difficiles auxquelles on est confronté. Cette grille permet de diminuer l’intensité des émotions.” Deuxièmement, le travail en équipe. Outre le soutien mutuel, il permet à nouveau de mieux comprendre certaines situations. Troisièmement, prendre soin de soi, avoir une meilleure hygiène de vie, des distractions, “mais cela n’est pas propre à l’oncologie”.
Tant le Dr Polastro que Sophie Delaunois interrompent régulièrement l’interview pour répondre au téléphone. Preuve par l’exemple que les pressions émotionnelles sont accentuées par des emplois du temps surchargés. Dans sa journée, le médecin assume ses consultations avec les patients en ambulatoire pour un suivi médical, des explications de soins, des annonces de traitement. “En général, cela représente une grosse demi-journée si on se limite aux 30 minutes prévues par consultation.” Évidemment, surtout lorsque la nouvelle est difficile à entendre, le temps de consultation peut être plus long.
Heures sup
Trois fois par semaine, le médecin assiste à des concertations multidisciplinaires, des réunions avec d’autres médecins pour évoquer des cas, réfléchir collectivement aux soins, déterminer si un traitement médicamenteux est plus adéquat qu’une chimio ou une intervention chirurgicale. Ensuite, elle doit visiter les personnes hospitalisées tout en étant interrompue par des coups de téléphone de collègues, de patients ou de leurs familles. Sans oublier le volet administratif, les prescriptions, les bilans de santé, la recherche clinique. Celle-ci est obligatoire, car Bordet est un centre académique.
La journée de Sophie Delaunois n’est pas beaucoup moins remplie. Entre les appels et les e-mails, elle assiste aux consultations avec l’hématologue. Son travail principal est d’expliquer ce que le médecin a annoncé au malade, de l’éduquer au traitement. Ce rôle peut prendre en moyenne une heure par malade. Au niveau infirmier, s’ajoutent la pénurie de personnel et les burn out. Pour accomplir tout ce travail, il manque du personnel. Alors les infirmières font régulièrement des heures supplémentaires…

Sophie Delaunois est infirmière coordinatrice en soins oncologiques. © Nicolas Sohy
Le patient d’abord
Récemment, une amie du docteur Polastro a été touchée par un cancer. Elle a constaté que certains volets de sa prise en charge n’avaient pas été idéaux. “Cela m’a rappelé à quel point une phrase du médecin, parfois anodine, pouvait avoir un lourd impact psychologique sur le malade ou ses proches. En tant que médecin, on ne s’en rend pas forcément compte. Mon amie n’a pas toujours été traitée avec suffisamment d’humanité. J’essaie d’utiliser cette expérience pour progresser.”
Pour les patients, le maintien de la vie n’est pas forcément la voie à suivre. Tous ont des attentes différentes. “Voir régulièrement un malade, établir, j’espère, une relation de confiance, nous permet de mieux le guider dans des choix difficiles. Si on ne se centre pas sur lui, la qualité des soins peut être dégradée. Bien qu’on soit débordés, on essaie vraiment au maximum de prendre le temps, d’écouter… Si je constate que le patient n’est pas clair avec sa décision, le soir venu, je ne le suis pas non plus…”
Parfois, le médecin est convaincu d’un remède, mais le malade n’en veut pas. “C’est vraiment difficile quand un traitement curatif existe, mais qu’il le refuse. S’il a toutes ses capacités mentales, il doit néanmoins rester libre. On doit respecter cette décision… Heureusement, à Bordet, cela n’arrive pas fréquemment.” Sauver un patient n’engendre pas forcément le sentiment du travail accompli.
Pour Yves Libert, il s’agit surtout d’avoir fait le maximum pour le malade, voire de lui avoir peut-être permis de donner du sens à ses derniers instants. “L’équipe multidisciplinaire essaie d’aider les malades à déterminer ce qui est important pour eux, et de ce qu’on pourrait mettre en place pour atteindre des objectifs réalistes. Même avec une espérance de vie réduite, il peut y avoir de l’espoir d’accomplir l’essentiel. Jusqu’aux derniers instants, il est possible de donner du sens à la vie, d’avancer. Cela permet d’éviter la dépersonnalisation, sans s’attacher de façon extrême. C’est important, car la dépersonnalisation est un des symptômes du burn out.”
Prendre soin du personnel
La population hospitalière (un tiers à risque) est davantage sujette aux maladies professionnelles que la population générale (13,5 % à risque). Financer un accompagnement psychologique n’est pourtant pas évident, car la santé financière des hôpitaux n’est pas optimale. Selon la dernière étude de Belfius, les comptes de près d’un établissement sur deux sont dans le rouge. À Bordet, comme dans la plupart des hôpitaux, des efforts sont faits, parfois avec les moyens du bord. Une psychologue du personnel organise notamment des activités “bien-être”: des formations sur des sujets variés (“Apprendre à dire non”, “Se libérer de la culpabilité”, etc.), des massages sur des chaises ergonomiques, et des cours de respiration. Occasionnellement, des jeux de rôle sont organisés pour entraîner le personnel à annoncer des mauvaises nouvelles ou gérer l’incertitude. Sauf que… bien souvent, le personnel médical et infirmier n’a pas le temps d’y participer pendant les heures de travail.