Sur quoi repose la théorie du "milliard d'or" qu'utilise Poutine pour analyser la géopolitique mondiale?

Depuis son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine assure que l'Occident voudrait dominer le monde selon la doctrine du "milliard d'or". Une théorie qu'il n'a toutefois pas créée lui-même.

Vladimir Poutine
© BelgaImage

En mai 2022, alors que le conflit en Ukraine s'enlise, le secrétaire du Conseil de sécurité de Russie, Nikolaï Patrouchev, prend pour cible les pays occidentaux qui organisent leur aide à Kiev. Jusque-là, le pouvoir russe concentrait ses attaques sur les soi-disant nazis ukrainiens qui, selon lui, tourmenteraient la minorité russophone du pays. Désormais, Patrouchev prend pour cible les "Anglo-Saxons" et les accuse de vouloir appliquer "la doctrine du 'milliard d'or'". Peu après, Vladimir Poutine reprend cet argument lors du Forum économique international et estime que la Russie aurait été forcée d'envahir l'Ukraine du fait de ce "milliard d'or". Depuis, tout l'entourage du président russe fait de même.

Nos dernières vidéos
La lecture de votre article continue ci-dessous

Concrètement, cette théorie voudrait que l'Occident voudrait dominer et exploiter le monde au profit du seul milliard d'habitants venus des pays riches. Selon les géopoliticiens, elle représente un élément essentiel de la propagande du Kremlin pour s'attirer les faveurs du tiers monde. Malgré tout, ce n'est pas Poutine qui l'a créée. Pour en trouver les origines, il faut remonter dans le temps, avant que le président russe arrive au pouvoir.

Les "Sages de Sion" à la sauce XXIe siècle

L'expression "milliard d'or" apparaît pour la première fois dans un livre écrit en 1990 par l'économiste soviétique Anatoli Tsikounov sous son pseudonyme Kouzmitch, "The Plot of World Government: Russia and the Golden Billion". C'est lui qui émet l'idée que les ressources de la planète étant limitées, les pays occidentaux voudraient mettre la main dessus pour leur seul profit. Cette théorie est mise au point alors que l'Union soviétique se disloque et que la Russie traverse une grave crise tout en libéralisant son économie. Anatoli Tsikounov imagine donc que ce qui arrive à l'époque à l'URSS serait le reflet de l'appétit occidental sur les richesses détenues par Moscou, en écartant les facteurs internes de l'éclatement de l'URSS (crise politique du parti communiste dans un contexte de glasnost, crise économique et sociale que Gorbatchev tente en vain de régler avec la perestroïka, mouvements centrifuges des futures républiques indépendantes issues de l'URSS, etc.).

"Elle part du principe qu'il y a une surpopulation terrestre d'après les Occidentaux, et qu'il faut garder les meilleurs. Tout le reste de la population mondiale, ce sont des esclaves, ou alors une masse de gens qu'il faudra exterminer pour accomplir ce projet de nouvel ordre mondial", explique à France Info Dimitri Minic, chercheur à l'Ifri (Institut français des relations internationales). Un récit qui n'est pas sans rappeler la fausse conspiration antisémite dite des "Sages de Sion", créée également en Russie.

Peu après sa publication, Anatoli Tsikounov meurt dans des circonstances troubles en 1991, ce qui contribue à la mystique de sa doctrine du "milliard d'or". À la fin des années 1990, cette dernière sera reprise par un partisan de Vladimir Poutine, le chimiste russe Sergueï Kara-Mourza, un anti-occidental opposé aux révolutions de couleurs, qui en popularise l'usage dans le pays. Dans un article, il affirme sans preuve que l'ONU voudrait réduire la population de l'Asie, de l'Afrique et de l'URSS.

Le monde à travers le regard du Kremlin

Dès l'an 2000, Poutine, fraîchement arrivé à la tête de la Russie, reprend déjà cette théorie, en affirmant que le monde serait divisé entre "le milliard d'or et le reste de l'humanité". Depuis, il n'a cessé de la brandir pour mobiliser la population russe contre la menace que représenterait, selon lui, l'Occident, pour la survie du pays. Même pendant la crise du Covid-19, Patrouchev suggère l'idée que la pandémie aurait pu être orchestrée dans cette perspective. La même logique est utilisée par le Kremlin lorsqu'il s'attaque aux droits de la communauté LGBTQIA+, cette dernière étant selon le président une arme de l'Occident contre les "valeurs traditionnelles" des Russes.

Selon Françoise Thom, historienne spécialiste de la Russie postcommuniste, le thème du "milliard d'or" prend une nouvelle tournure dès 2021, lorsque les relations entre la Russie et l'Occident se tendent. "Avec la guerre en Ukraine les dirigeants russes mettent de plus en plus l’accent sur ce discours tiers-mondiste. Pour rompre son isolement, courtiser l’Asie et l’Afrique, dresser ces continents contre l’Europe et les États-Unis, le Kremlin revient à la propagande anticolonialiste de Lénine et Trotski", explique-t-elle au média Atlantico.

D'après elle, à force de la répéter, la théorie du "milliard d'or" aurait imprégné "une bonne partie de la population russe". "Leur succès tient à deux facteurs fondamentaux expliquant le comportement de la Russie poutinienne: une ignorance totale du droit, qui fait de la scène internationale une sorte de Jurassic Parc où le fort mange le faible ; une ignorance tout aussi abyssale de l’économie, perçue en Russie non comme la création de richesses mais comme le pillage, soit de la nature, soit des peuples conquis ou vassalisés".

Les contradictions de la Russie ne l'empêchent pas de faire mouche

Aux USA, la presse ne manque pas de relever les contradictions de cette théorie du "milliard d'or" citée à l'envi par Vladimir Poutine. "Ces plaintes sur l'inégalité peuvent sembler paradoxales venant d'un homme qui a mené une invasion qui pourrait aider à restaurer partiellement un empire, qui s'est accroché au pouvoir pendant des décennies tout en jetant son plus grand adversaire en prison, et dont la richesse personnelle serait estimée à 200 milliards de dollars", note par exemple le Washington Post.

"Ce récit est très pratique" pour Poutine, analyse auprès de NPR Ilya Yablokov, spécialiste de la Russie à l'université de Leeds. "Il dit que nous donnons la parole aux impuissants dans le monde parce que nous luttons en leur nom". Pour Andrei Kolesnikov, chercheur sur la Russie au Carnegie Endowment for International Peace, la cible principale de la théorie du "milliard d'or" est la population russe, mais elle a aussi vocation à ce que les pays du Sud rejoignent Moscou. Preuve en est que cela peut marcher: des grands pays comme l'Inde et le Brésil n'ont que très timidement condamné l'invasion russe en Ukraine.

Débat
Sur le même sujet
Plus d'actualité