"C'est juste une blague!": comment l'humour peut devenir une arme de dénigrement

L'humour de dénigrement, qui s'attaque notamment aux minorités, a récemment fait l'objet de recherches qui pointent son impact négatif sur la société.

Jean-Marie Bigard
Jean-Marie Bigard, figure aujourd’hui souvent associée à l’humour de dénigrement, à Fréjus le 23 juillet 2021 ©BelgaImage

Les études le prouvent: l'humour est bon pour la santé mentale, l'amélioration des performances au travail, la régulation des émotions, etc. Rire avec un petit poisson d'avril n'est donc pas de refus! Mais ce que montrent aussi les scientifiques, c'est que les plaisanteries peuvent aussi être utilisées pour rabaisser voire diffamer. Cet aspect, longtemps oublié de la recherche, est de mieux en mieux documenté depuis le début des années 2000. C'est ce que les universitaires appellent "l'humour de dénigrement". Vous avez sûrement déjà été confronté à des exemples. Il s'agit de la blague bien lourde de votre ami ou de votre collègue sur les femmes, les homosexuels, les juifs, telle ou telle minorité ou communauté étrangère. Bref, des stéréotypes présentés de manière légère dans l'espoir de susciter un sourire. Et lorsque cela ne marche pas, ça se finit souvent par un "Mais c'était pour rire!". Des humoristes sont particulièrement friands de cette rhétorique, comme Dieudonné avec ses frasques antisémites, ou Jean-Marie Bigard pour le sexisme.

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Confrontés à ce type de situation, les chercheurs ont voulu savoir quel était le profil non seulement des personnes qui proféraient ce genre de plaisanteries, mais aussi de celles qui rigolaient ou pas. De cette analyse découle des observations intéressantes sur notre société et sur les conséquences parfois très délétères de cet humour.

Un humour loin d'être inoffensif

Ce que montrent d'abord les études, c'est que les personnes ayant des préjugés peuvent, par crainte d'être désapprouvées par la majorité, cacher ce qu'elles pensent vraiment. Mais si elles sentent que le contexte est plus favorable à leurs idées, elles peuvent tenter de les partager, notamment en adoptant un ton humoristique. Si en plus, leurs blagues reçoivent un accueil positif de la part de leurs interlocuteurs, les scientifiques remarquent un phénomène frappant: les normes sociales s'en retrouvent affectées.

"Les hommes plus sensibles au sexisme hostile ont par exemple fait preuve dans des études d'une plus grande tolérance au harcèlement sexiste sur le lieu de travail lorsqu'ils étaient exposés à des blagues sexistes", explique au média The Conversion un des scientifiques qui a le plus étudié l'humour de dénigrement, Thomas E. Ford, professeur de psychologie sociale à la Western Carolina University. En plus du harcèlement, ces mêmes hommes ont également "recommandé des réductions plus importantes du financement d'une organisation de femmes de leur université" et "exprimaient une plus grande volonté de violer une femme lorsqu'ils étaient exposés à un humour sexiste".

Selon le psychologue, ces blagues ont élargi les limites du comportement acceptable, d'où cette évolution. De même, "nous avons constaté que les blagues de mauvais goût favorisaient la discrimination à l'égard des musulmans et des hommes homosexuels, ce qui s'est manifesté par des recommandations de coupes budgétaires plus importantes en défaveur d'une organisation d'étudiants homosexuels par exemple".

Un humour potentiellement dévastateur

Au-delà de ces considérations, l'humour de dénigrement affecte évidemment aussi ceux qui sont discriminés. "Il fait comprendre à ces personnes qu'elles risquent d'être dévalorisées, rejetées ou de devenir la cible de discrimination en raison de leur appartenance à un groupe", peut-on lire dans une étude écrite entre autres par Thomas E. Ford. L'objet de la discrimination devient ensuite souvent une composante de leur identité sociale. Il s'avère par exemple que "les femmes peuvent subir une menace d'identité sociale dans un cadre scolaire si quelqu'un leur suggère simplement que leur instructeur pourrait être sexiste".

Les conséquences de ce genre de situation sont loin d'être négligeables. "Si un étudiant afro-américain craint qu'un instructeur ne le considère qu'à travers des préjugés, il pourrait se construire une estime négative de lui-même dans le contexte de cette classe", d'où une motivation en berne, des performances en baisse, des émotions négatives accrues, etc. À l'inverse, si ce même étudiant avait été dans une classe gérée par un professeur égalitaire, il "aurait pu construire une image de lui-même tout à fait positive".

L'humour transgressif: l'arme des conservateurs?

De toute évidence, ces victimes ne sont pas choisies au hasard. Une étude de 2017 atteste par exemple du fait que les hommes appréciant les blagues sexistes et homophobes adhérent également à l'idée que le concept de virilité serait menacé. "Ainsi, nos résultats suggèrent que l'humour sexiste et anti-gay remplit une fonction d'affirmation de soi", afin de réaffirmer leur masculinité, notent les chercheurs.

Une autre étude, parue en 2022, rappelle également que "la masculinité stéréotypée est positivement liée au plaisir de l'humour agressif, tandis que la féminité y est négativement liée". De manière plus large, elle note qu'"une classe sociale plus élevée pourrait être liée à une plus grande utilisation de l'humour agressif" et que "le pouvoir et le statut social pourraient potentiellement être des moteurs du plaisir et de l'utilisation de l'humour dénigrant".

De manière générale, la pratique du second degré "peut être utilisée comme un système de défense par les conservateurs, les gens qui ont envie que le monde reste tel qu’il est", constate auprès du journal Le Monde Marie Duret-Pujol, maître de conférences d’études théâtrales à l’université de Bordeaux et spécialiste de l’étude des humoristes. Elle vise de préférence "des groupes dominés qui ne se sont pas encore organisés – comme les Asiatiques ou les Roms – qui ne peuvent répliquer".

Il s'avère enfin que l'adhésion à certaines valeurs recoupe l'adhésion à l'humour dénigrant. C'est le cas des valeurs de loyauté, d'autorité et de sainteté (sauf lorsque c'est la religion qui est prise pour cible), qui sont en même temps corrélées à l'hostilité et à la discrimination envers des groupes considérés comme externes. À l'inverse, les personnes sensibles à l'idée d'équité et à l'empathie font tout le contraire.

Quand l'évolution de la société relègue l'humour transgressif aux oubliettes

Avec toutes ces preuves, la conclusion semble claire: l'humour dénigrant n'est pas "juste une blague". Est-ce que cela veut dire qu'aujourd'hui, "on ne peut plus rire de rien"? "Ce n'est pas vrai!", réplique Léo Facca, enseignant et doctorant en psychologie sociale, qui a écrit sa thèse sur l'humour de dénigrement, au micro de la radio universitaire de Toulouse. "Les consciences ont simplement changé et on est dans une époque qui est, au moins normativement, moins raciste et moins sexiste qu'à l'époque".

Nelly Quemener, professeure de sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne-Nouvelle, abonde dans le même sens. "L’humour cristallise des tensions sociales et il est aussi le résultat d’un rapport de forces. On ne peut plus se moquer des femmes ou des minorités comme avant, car on considère ces plaisanteries comme blessantes ; désormais, il y a des retours de bâton", explique-t-elle au journal Le Monde.

Comment dénigrer l'humour dénigrant?

Mais pour Thomas E. Ford, le racine du problème n'est toutefois pas tant ces blagues en tant que telles, mais la réaction du public à ces blagues. Car si on expose des personnes non sexistes à de l'humour sexiste, celles-ci désapprouvent et il peut même y avoir l'effet inverse. "Si je fais une blague raciste et que ce n'est pas du tout drôle pour le public, les personnes de ce groupe ne vont plus exprimer leurs préjugés, parce qu'ils ont vu que ce n'était pas correct", explique à la radio universitaire de Toulouse Léo Facca, enseignant et doctorant en psychologie sociale, qui a écrit sa thèse sur l'humour de dénigrement. "Le rire, c'est une manière de dire 'C'est OK'. [...] Donc la réaction à ne pas avoir, c'est de ne pas rire".

Les adversaires de l'humour dénigrant peuvent également utiliser l'arme du rire pour mieux le combattre. Léo Facca cite en ce sens "l'humour subversif confrontationnel" qui confronte le récepteur à ses propres stéréotypes. Exemple: "Comment appelle-t-on un noir qui conduit un avion? Un pilote, espèce de raciste!".

Il existe enfin "l'humour de méta-dénigrement" où un groupe minoritaire est ciblé mais en réalité, celui-ci qui est ridiculisé, c'est celui qui plaisante. C'est ce que fait Jean Dujardin dans OSS 117 lorsqu'il sort des blagues sexistes. Le véritable but des scénaristes du film n'est pas de se moquer des femmes mais du personnage de Hubert Bonisseur de La Bath, et par ricochet de ceux qui veulent se moquer des femmes. Mais attention: cette technique est à double tranchant car elle a des effets très différents en fonction du public. "Pour reprendre l’exemple d’OSS 117, les spectateurs non sexistes apprécieraient OSS 117 car il se moque implicitement de l’étroitesse d’esprit du protagoniste, alors que les spectateurs sexistes apprécieraient le personnage car il se moque explicitement des femmes. Pour les premiers, être exposé à cet humour réduira donc leur propension à la discrimination, alors que pour les seconds elle l’augmentera", prévient Léo Facca.

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