
Ces matriarcats menacés par l'omniprésence du patriarcat dans le monde

Nous sommes en 2023 et toute la planète est occupée par le patriarcat. Toute? Non! De petites communautés d'irréductibles matriarcats résistent encore et toujours à l'envahisseur. Aujourd'hui, elles sont pratiquement invisibles mais contrairement à Astérix faisant face aux Romains, elles existent bel et bien. Précisons-le d'emblée: il ne s'agit pas de l'exact inverse de l'omnipotence dont jouissent les hommes ailleurs. Il est plus question de sociétés où les femmes jouent un rôle particulièrement important, notamment parce que le schéma matrilinéaire (où le lignage généalogique de la mère prend le dessus sur celui du père) prévaut, d'où une recomposition des rôles. De quoi inspirer pour la journée internationale des droits des femmes du 8 mars! Depuis l'apparition du patriarcat au Néolithique, ces exemples atypiques du vivre-ensemble ont survécu... du moins pour l'instant. Étant toujours plus exposés au monde extérieur, ces groupes tentent de garder leurs coutumes mais la pression se fait forte sur leurs épaules.
Les Khasis: une exception dans une Inde machiste
Un des cas les plus connus de matriarcat, c'est la tribu des Khasis, dans la région montagneuse du Meghalaya, au nord-est de l'Inde. Ici, les enfants prennent le nom de famille de la mère et le chef de famille est une cheffe, la Khaddu. De fait, lorsqu'un couple se forme, c'est l'homme qui doit emménager chez sa compagne et pas l'inverse, puisque les titres de propriété et la richesse sont transmises du côté féminin. C'est Madame qui gère les revenus du foyer, et non Monsieur. Enfin, les parents éduquent leurs petits de manière égale, ce qui permet aux femmes d'avoir une vie professionnelle tout aussi épanouie que celle de leurs conjoints.
Dans un pays aussi conservateur que l'Inde, les Khasis font figure de bizarrerie de l'humanité. Si voir naître une fille est une bonne nouvelle dans le Meghalaya, c'est le contraire ailleurs dans le pays. Une différence de mentalité qui dérange, alors que les ultra-conservateurs hindous sont au pouvoir sous la houlette du Premier ministre Narendra Modi. "Il y a des gens qui essaient de mettre fin à tout ça, de nous faire suivre un modèle patrilinéaire", témoigne un jeune membre de la communauté à Radio-Canada. "Mais je ne pense pas qu'ils y arriveront, parce que ça fonctionne bien ici".
D'autres hommes Khasis ne sont pas de cet avis. Ils seraient même près de 30.000 à avoir constitué des associations pour inciter l'État à abolir ce système et à leur accorder une place plus grande. "Notre système social ne donne aux hommes aucun but dans la vie, aucune responsabilité, aucune charge sur les épaules", s'indigne l'un d'entre eux. "Ce que nous voulons, c'est donner une responsabilité à l'homme envers sa famille et la seule façon d'y arriver, c'est de transmettre le nom du père à l'enfant". Selon lui, sans cela, "on ne s'occupe pas correctement de nos familles".
Alors que de nombreux Khasis quittent leurs montagnes pour s'installer et se marier ailleurs, l'héritage de leur communauté risque ainsi de se diluer au sein de la société indienne. Certains couples réagissent en optimisant l'égalité des sexes là où c'est possible. D'autres restent plus attachés aux divisions traditionnelles. "On n'a pas besoin d'un homme pour nous aider, on s'en sort très bien toutes seules", confie la gérante d'un magasin qui ne voit pas son mari débarquer dans ses affaires. "Je ne pense pas qu'il ait les compétences pour travailler ici".
Les Mosuo: le "royaume des femmes" de l'Empire du Milieu
Le prochain matriarcat se trouve au sud-est de la Chine, entre les provinces du Yunnan et du Sichuan, une région encore une fois très montagneuse. C'est là que résident les Mosuo (ou Moso). À nouveau, il s'agit d'une société matrilinéaire et c'est une femme, la Dape, qui représente la personnalité la plus importante d'une famille. Comme la Khaddu des Khasis, la Dape hérite des titres de propriété, gère les ressources du foyer et prend les décisions importante auxquels les autres doivent se plier. C'est donc le sexe féminin qui prédomine dans le domaine social et économique. En politique, les hommes ont toutefois tendance à être plus présents.
La sexualité est également assez libre chez les Mosuo, chacun pouvant avoir de multiples liaisons amoureuses. Il s'agit d'une affaire privée, contrairement à la vie familiale qui est bien plus réglementée. Il existe d'ailleurs ce que les anthropologues appellent le "mariage ambulant". L'homme passe la nuit avec sa compagne mais doit revenir chez sa mère pour le reste de la journée. Il n'y a donc pas de "mari" dans le sens occidental du terme. Les enfants ne grandissent ainsi souvent pas avec leurs pères. D'autres membres de la famille maternelle se chargent de leur éducation, comme l'oncle.
Aujourd'hui, le cas des Mosuo intrigue les Chinois qui surnomment leur territoire le "royaume des femmes". Cette curiosité n'est pas sans conséquences sur leur société. Des touristes venus de tout le pays se pressent désormais dans leurs villages pour assister par exemple à des reconstitutions de leurs coutumes sexuelles nocturnes, où l'homme monte à la fenêtre de sa dulcinée tel un Roméo. Des mises en scène qui risquent de caricaturer les traditions des Mosuo, mais au moins les voyageurs sont contents.
Cela dit, ce qui inquiète le plus les anciens, c'est de voir les jeunes attirés par les promesses de la vie citadine, au risque de laisser tomber le style de vie matrilinéaire. Arte a ainsi suivi Naka, la seule de sa famille restée au village alors que les autres filles sont parties. Elle doit faire un choix: rester puisqu'elle est la seule à pouvoir récupérer le flambeau de la Dape, ou suivre les autres en ville pour vivre de la danse, sa passion. Après avoir longuement hésité, elle a fini par faire un compromis, en partant deux ans loin de ses proches.
L'île de Kihnu: le "dernier matriarcat d'Europe"
Au sud-ouest de l'Estonie, une petite île de la taille de la commune d'Anderlecht a attiré l'attention du monde entier: Kihnu. Pour la qualifier, les médias anglo-saxons parlent du "dernier matriarcat d'Europe". Une particularité liée au fait que les hommes partaient pendant de longues périodes à la pêche loin de leurs foyers. Encore aujourd'hui, nombreux sont ceux qui brillent par leur absence. Leurs compagnes restant seules sur l'île, elles ont appris à gérer toutes les affaires de la communauté, les plus âgées faisant figure de cheffes. Ce sont elles qui dirigent les grandes cérémonies (rituels divers, mariages, funérailles, etc.), les fermes de Kihnu, etc.
L'époque soviétique s'est avérée difficile, les autorités tâchant de remodeler la société comme elles l'entendaient. Après la fin de la guerre froide, l'attrait du continent a continué de renforcer les liens tissés des deux côtés de la mer. En 2008, les coutumes l'UNESCO a inscrit "l'espace culturel de Kihnu" sur sa Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité et estime que "cette culture est aujourd’hui menacée par les difficultés économiques, la construction incontrôlée de logements et l’intrusion de touristes insensibles aux traditions et à l’environnement naturel des îles".
Mais au fond, peut-on encore voir dans la communauté de Kihnu le dernier exemple de matriarcat en Europe? Cette qualification fait débat. Une Canadienne interrogée par Bloomberg et dont la grand-mère venait de cette île se montre mitigée. "Je pense que certaines familles d'ici sont en effet dirigées par des femmes, et les femmes de Kihnu sont incroyablement fortes. Elles font tout et elles sont impressionnantes. Elles bossent dur, prennent soin de la famille, travaillent dans les champs tout en faisant de l'artisanat, du chant et des danses. Mais l'opinion des hommes reste ce qui compte le plus ici. Si un homme dit qu'il faut faire ça, c'est ce qui sera fait", explique-t-elle. Une femme originaire de Kihnu est du même avis: "Personnellement, je pense que Kihnu est une société très patriarcale, parce que toutes les femmes sont doivent se préoccuper de leurs maris. Les hommes sont beaucoup plus privilégiés dans la vie de la famille".
Les Minangkabau: l'une des plus grandes communautés matrilinéaires au monde
Sur l'île de Sumatra, près de six millions de personnes appartiennent à l'ethnie des Minangkabau. Ils ont la particularité d'appartenir à la fois à une communauté matrilinéaire et musulmane. Ici, ce sont encore une fois les femmes qui détiennent l'autorité et les biens de la famille. "La femme possède la maison, la propriété, les étangs, les rizières, tout", explique à la Deutsche Welle l'héritière de l'ancien royaume de Pagaruyung, Raudha Thaib Bundo Kanduang. On peut ainsi voir la gent féminine se montrer entreprenante et investir le milieu des affaires, une véritable exception en Indonésie. Après le mariage, le mari rejoint la maison de son épouse, comme chez les Khasis, et travaille dans ses champs.
Le pouvoir des femmes Minangkabau n'est toutefois pas total, les fonctions religieuses et politiques étant l'apanage des hommes. Certains de ces derniers respectent la tradition de voir l'héritage familial aller aux femmes. Mais à l'heure où le monde islamique se montre de plus en plus conservateur, d'autres se montrent plus fermes sur la place du sexe masculin au sein de la société. "Les hommes devraient être les chefs et devraient ainsi être des hommes", explique un Minangkabau à la télévision allemande. "Dans notre pays, ce sont les femmes qui ont des privilèges et ce n'est pas juste. La religion affirme que c'est l'homme qui doit diriger, parce que les femmes doivent être protégées. C'est ça leur privilège. C'est comme ça que ça devrait être".