
Comment les nazis ont persécuté et déporté les homosexuels

C’est du jamais vu en Allemagne. Si le Bundestag organise depuis 1996 une cérémonie en hommage aux victimes du Troisième Reich, elle n'avait jamais fait référence aux personnes LGBTQIA+ persécutées par le nazisme. Cette année, pour la première fois, ce manque a été comblé. Cela faisait des années que des associations et des historiens demandaient à ce que le 27 janvier, date de la journée internationale de commémoration de l'Holocauste, soit dédié non seulement à la mémoire des Juifs, des Tsiganes, etc., mais aussi à celle des homosexuels. Car eux aussi ont pu être envoyés dans les camps de concentration. Ils auraient jusqu’à 15.000 dans ce cas, dont 60% y ont trouvé la mort. Le tout sans oublier les 100.000 homosexuels fichés par la «Centrale du Reich pour la lutte contre l'homosexualité et l'avortement» et les 50.000 condamnations qui en ont suivi. Une page de l’histoire oubliée, en bonne partie à cause de l’homophobie qui a perduré après-guerre.
La répression dès 1933
La persécution des homosexuels a commencé dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, en 1933. Avant cela, en Allemagne, il était possible de les voir dans des clubs réputés, comme l’Eldorado à Berlin. Il y avait même un mouvement militant homosexuel, le WhK, bien qu’il existait aussi une loi condamnant l’homosexualité, le paragraphe 175 du Code pénal.
Avec Hitler, ce relatif sentiment de liberté s’est arrêté presque du jour au lendemain, avec l’interdiction des bars, clubs et mouvements homosexuels dès février 1933. Si les militants nazis de 1933 pouvaient avoir des visions différentes sur l’homosexualité, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler avait une position implacable sur le sujet. Comme il le déclara par la suite, tous les SS désignés comme homosexuels seraient exclus. «Après avoir purgé la peine infligée par le tribunal, ils seront internés sur mon ordre dans un camp de concentration et abattus pendant une 'tentative d'évasion'. (...) J'espère ainsi extirper ces gens de la SS, jusqu'au dernier», disait-il.
Une tension toujours plus forte
En février 1934, une surveillance régulière des «criminels sexuels habituels» (selon la terminologie de l’époque) est mise en place, ce qui comprenait également les homosexuels. Cela impliquait notamment une détention préventive «où ils subissent déjà bien souvent humiliations, passages à tabac et autres violences», explique l'historienne Florence Tamagne. Certains finissent aussi dans les camps de concentration qui commencent à apparaître, par exemple à Dachau (où arrivera notamment une star de l’Eldorado, Egon Wüst, en 1933), «alors qu’ils n’ont eu ni procès ni jugement». C’est aussi à cette époque-là qu’apparaît un bureau spécial chargé des affaires homosexuelles au sein de la Gestapo.
La nuit des Longs Couteaux de 1934 représente un tournant. Jusque-là, il existait malgré tout des nazis réputés homosexuels, comme Ernst Röhm, le fondateur de Sturmabteilung (SA). Après que la tension soit montée entre lui et Hitler, il est tué lors de cette fameuse nuit. Dans cette ambiance de plus en plus répressive, même le parti communiste, qui soutenait les droits des homosexuels avant 1933, s’est mis à rejeter ces derniers, qualifiant même l’homosexualité de «perversion fasciste».
En 1935, le paragraphe 175 est renforcé de telle sorte que «les actes visés ne soient pas seulement la pénétration mais tous les cas possibles d'actes et même de désirs homosexuels», explique Florence Tamagne. Le lesbianisme n’est pas pénalisé «mais cela ne veut pas dire que les femmes ont été épargnées. (…) Certaines font des mariages blancs, se cachent ou même s’exilent». Celles qui restent en Allemagne, bien qu'invisibilisées dans la société de l'époque, sont quand même parfois poursuivies via des subterfuges (par exemple pour «séduction de mineurs»).
L’horreur des camps
En 1936, Himmler crée une directive organisant la lutte «contre l'homosexualité et l'avortement». Les arrestations se multiplient et la durée des peines est allongée. «Sous Weimar, environ 700 personnes étaient condamnées par an. Sous le régime nazi, on atteindra 5.000-7.000 personnes condamnées par an», dénombre l’historienne. «Certains ne vont faire 'que de la prison', d'autres seront envoyés en prison puis en camp de concentration, d'autres encore directement en camp de concentration sans même avoir de procès. Ces derniers sont en priorité les prostitués, ceux qui ont eu des relations avec des mineurs, et les récidivistes».
Les déportés homosexuels représentent toujours une minorité dans les camps (moins de 1% des détenus) et cela n’est pas sans conséquence sur leur sort. Non seulement ils sont souvent rejetés par les autres prisonniers, mais ils sont aussi parfois placés dans un même bloc à l’écart, les gardes redoutant que l’homosexualité ne soit contagieuse. «Ils font l'objet de violences, comme bien évidemment tous les détenus, parfois davantage que d'autres», note Florence Tamagne.
Ils doivent aussi bien souvent se charger des tâches les plus difficiles, «comme dans la carrière d’argile à Sachsenhausen», précise le Mémorial de la Shoah. «Certains furent castrés, d’autres soumis à des expériences médicales (…) Ils étaient de fait, à certaines périodes, au plus bas de la hiérarchie des camps, juste au-dessus des Juifs». À l’instar de ces derniers qui doivent porter une étoile, les homosexuels ont un triangle rose, mais ce n’est pas une généralité. D’autres portent le chiffre 175, une bande rouge avec des points noirs, un A (en référence à un mot allemand désignant la sodomie), etc.
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Le cas des lesbiennes est plus difficile à évaluer puisqu’elles sont invisibilisées. Elles ne portent pas le triangle rose et sont souvent qualifiées d’«asociales» à la place. Une bonne partie se retrouveront dans le seul camp de concentration exclusivement féminin, celui de Ravensbrück. Peu de traces permettent toutefois de savoir quel était réellement leur sort et il n’existe aucun chiffre sur le sujet. L’historienne Insa Eschebach fait état de quelques documents où des punitions sont explicitement prévues contre les lesbiennes, mais il est difficile d’exploiter les témoignages des codétenues, celles-ci étant pour beaucoup homophobes.
Et en dehors d'Allemagne?
Avec l’expansion du Reich, la persécution de la communauté homosexuelle s’est exportée. C’est d’abord le cas en Autriche après l’Anschluss. Circonstance aggravante: il existait là-bas une loi visant directement les lesbiennes, qui pouvaient ainsi plus facilement être arrêtée. Le paragraphe 175 s’est ensuite appliqué aux Sudètes après le démembrement de la Tchécoslovaquie.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y a parfois eu des tentations à pourchasser les homosexuels dans d’autres pays. «Aux Pays-Bas, le §175 fut introduit en 1940, aux côtés de la Section 248 bis du Code pénal néerlandais qui pénalisait déjà les relations homosexuelles avec des mineurs, mais il ne fut pas appliqué de manière systématique», note le Mémorial de la Shoah. Idem en Alsace-Moselle, une fois cette région rattachée au Reich.
Ailleurs, «le §175 ne s’appliquait qu’aux ressortissants du Reich, allemands et habitants des territoires annexés». A priori, il n’y a eu de déportations massives d’homosexuels ni en France, ni en Belgique. Il est toutefois difficile de repérer les cas ayant pu exister, les personnes concernées n’ayant généralement pas porté le triangle rose. Le travail de recherche pour les identifier n’a réellement commencé qu’en ce début de XXIe siècle.
Il faut dire qu’une fois la guerre terminée, les lois réprimant l’homosexualité ont de facto condamné les victimes à rester cloîtrées dans le silence. En Allemagne, le paragraphe 175 ne que «libéralisé» en 1969 et définitivement supprimé en 1994. Entretemps, certains homosexuels sortis des camps ont pu être à nouveau condamnés par leurs anciens bourreaux, comme le rappelle le film «Great Freedom». En Allemagne, un monument a été inauguré en 2008 en mémoire des victimes homosexuelles du nazisme, au Tiergarten de Berlin (et a d’ailleurs été plusieurs fois victimes de dégradations). En Belgique, un autre monument fait explicitement référence à ces mêmes atrocités, en l'occurrence à Verviers, ville qui était alors située à proximité des Cantons de l'Est (annexés par le Troisième Reich et où s'appliquait, de fait, le paragraphe 175). En 2011, le dernier survivant des triangles roses connu, Rudolf Brazda, est décédé.