
Écologie : pourquoi les journalistes spécialisés sont-ils taxés de militantisme ?

Plus de 500 journalistes, issus de divers médias francophones, ont signé à titre individuel une charte pour « un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique », invitant la profession à modifier sa manière de travailler. La charte liste une dizaine d’engagements auxquels ont également adhéré une trentaine de rédactions (Imagine Demain le monde, 20 Minutes, RFI, France 24, Reporterre, Médiapart…).
« Le consensus scientifique est clair : la crise climatique et le déclin rapide de la biodiversité sont en cours, et les activités humaines en sont à l’origine […] Il appartient à l’ensemble des journalistes d’être à la hauteur du défi que représente l’emballement du climat pour les générations actuelles et à venir. Face à l’urgence absolue de la situation, nous, journalistes, devons modifier notre façon de travailler pour intégrer pleinement cet enjeu dans le traitement de l’information », mentionne cette charte.
🎧 Les enjeux de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l'urgence écologique – Conversation avec Anne-Sophie Novel
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Un enjeu très marqué politiquement
Pour certains, cette charte pourrait relever du militantisme. Pourtant, les propositions énoncées par celle-ci se basent sur des faits bien établis : l’urgence écologique et le rôle qu’ont les journalistes d’informer sur des sujets « actuels et prioritaires », selon les mots de Kimberley Vandenhole, doctorante à l’ULB au centre de recherche SONYA (Socio-Environmental Dynamics Research Group).
Pourquoi alors, un journaliste qui couvre les enjeux climatiques, ou se spécialise dans cette thématique, est-il bien souvent taxé de militantisme ? Selon Grégoire Lits, professeur en sociologie des médias et membre de l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme de l’UCLouvain, il y aurait une confusion entre la dimension « information » et la dimension « militante » de la question : « Les enjeux climatiques sont très marqués politiquement et liés à des partis politiques bien établis en Europe. Ce sont des faits scientifiques construits politiquement par une force politique reconnue. Le discours scientifique rejoint le discours politique, d’où la confusion. »
« Les questions climatiques sont très politiques car liées aux inégalités et à l’organisation de notre société », ajoute Kimberley Vandenhole dont les recherches se focalisent sur les discours environnementaux. « Il n’y a pas de neutralité dans la question écologique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de science exacte, mais que ces phénomènes physiques sont liés à notre mode d’organisation. Puisque ce sont les humains qui ont causé ces changements climatiques, les solutions à apporter au problème sont polarisées et débattues. »
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Technosolutionnisme vs. Décroissance
En effet, il existe l’approche technosolutionniste et l’approche de la sobriété (ou de la décroissance). Ce ne sont pas les seules solutions qui existent, mais ce sont celles qui animent le plus le débat actuellement, peut-être car elles renvoient à des visions diamétralement opposées de la société. Et lorsqu’un journaliste se risque à parler de sobriété, le « camp adverse » l’incriminera de militantisme, persuadé qu’il cherche à imposer son « idéologie » et ses « dogmes » au monde entier.
Pourtant, le terme « sobriété » a été utilisé par le GIEC dans le troisième volet de son sixième rapport publié en avril 2022. Diminuer la demande en énergie et la consommation de biens et de services permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 à 70 % d’ici à 2050. « La sobriété est incontournable pour décarboner nos économies. On n’y parviendra pas seulement avec une plus grande efficacité énergétique et plus d’énergie renouvelable », a déclaré l’une des autrices, l’ingénieure économiste Yamina Saheb, au Nouvel Obs.
Le GIEC serait-il lui aussi militant ? Bruno Frère, sociologue et philosophe spécialiste du militantisme et des mouvements sociaux (ULiège), souligne que la démarche scientifique n’est jamais vierge de toute composante politique : « Bruno Latour et Isabelle Stengers montrent que la science est une construction progressive : pour qu’un fait ou une hypothèse scientifique ‘se tienne’, il faut qu’un grand nombre de scientifiques y aient adhéré, convaincus par des preuves, rendant ainsi ce fait ou cette hypothèse extrêmement solide. Ce fait ou cette hypothèse deviennent vrais au regard des prémices de base qui ont été acceptées pour de bon dans un paradigme scientifique donné. Mais il aura fallu pour le scientifique qui porte cette hypothèse, réussir à convaincre avec les meilleurs arguments (scientifiques), un peu comme en politique ».
Dès lors que l’on défendrait être neutre ou complètement objectif, on adopterait donc une posture politique : « Tout comme les économistes qui prétendent faire de la science neutre alors qu’ils travaillent dans un paradigme ‘moderne’ (marchand et capitaliste) qui vaut depuis 300 ans et qui a pour prémices la recherche de profit et la concurrence comme si l’homme était ‘par nature’ un ‘homo oeconomicus’. Mais derrière, il y a un imaginaire collectif, une vision de la société. Et je pense que c’est la même chose pour l’écologie. La science ne se construit jamais ex nihilo ». Mais cela ne signifie pas que les constats du GIEC doivent être remis en cause : « Le GIEC montre scientifiquement que si l’on veut conserver une chance de survie collective sur cette terre, il faut engager des politiques contre le productivisme et l’extractivisme. Quand on entend ça, on peut dire que le GIEC est militant, mais il est surtout scientifique. Les faits présentés sont d’une telle robustesse – au regard des prémices des sciences climatiques, biologiques ou géologiques - qu’il est impossible de les déconstruire. A moins de considérer que la science est une croyance comme une autre et donc peut raconter n’importe quoi ».
Tous militants ?
Pour Kimberley Vandenhole et Bruno Frère, les journalistes ne sont jamais neutres. Et décider de parler des enjeux climatiques à la « hauteur de l’urgence », en abordant par exemple la question de la sobriété, relève autant du militantisme que de choisir de ne pas le faire : « Rendre compte d’événements comme ceux du changement climatique n’est jamais neutre. Et les journalistes qui se disent neutres contribuent à un discours très précis de dépolitisation en favorisant un discours d’écologie moderniste, qui avance des solutions plutôt technologiques aux problèmes du réchauffement climatique. Les journalistes qui pensent être neutres favorisent le discours dominant », estime la chercheuse de l’ULB.
Les journalistes, et particulièrement en Belgique où la presse d’opinion est pratiquement inexistante, ont un devoir de neutralité et d’objectivité. Mais on le sait, on n’est jamais neutre, ni complètement objectif : « Rien que le fait de faire des choix éditoriaux n’est pas neutre. Les journalistes doivent sélectionner l’information et en faisant cela, ils cadrent et influencent l’opinion. Et dans ce sens, ils ont un rôle politique. Mais pour le remplir, ils doivent s’accrocher à la valeur de l’objectivité basée sur un travail de construction. L’action militante a pour but de transformer une idéologie, mais ce n’est pas le but du journalisme. Son but est d’informer », explique Grégoire Litz.
Manque de formation sur un sujet relativement nouveau
Si l’objectivité absolue et la neutralité totale n’existent pas, les journalistes doivent tout de même tendre autant que possible vers ces impératifs exigés de leur profession. Comment doivent-ils alors traiter les sujets climatiques, des faits scientifiques, s’ils sont toujours politiques ? « Informer sur des questions scientifiques n’est pas le même processus que d’informer sur d’autres thématiques. Un journaliste peut sans problème mettre en évidence des faits acquis scientifiquement. Ce qui est très différent de l’actualité politique où l’on peut difficilement présenter des faits comme étant objectifs », commence le professeur de l’UCLouvain. « Si la question se pose aujourd’hui, c’est parce que les médias d’information générale ont eu peu l’habitude de traiter ces sujets scientifiques. Depuis la crise du Covid-19, les choses changent, et c’est quelque chose de positif pour le traitement de l’information climatique. Ce qui est compliqué pour les journalistes, c’est qu’en présentant les faits, ils orientent la perception du problème de la même façon que les mouvements environnementalistes. Ce n’est pas un problème, mais la question émerge car le journalisme doit évoluer sur ces questions ».
Les controverses qui touchent les enjeux climatiques, même si les faits sont bien établis, ne facilitent pas la tâche des journalistes. Et il leur est sans doute parfois difficile de choisir de traiter certains sujets, ou de leur donner l’importance qu’ils méritent, par peur de manquer de neutralité : « Pourtant, on se pose moins de questions avec le taux de pauvreté en Belgique, ou l’enseignement. On n’a pas l’impression d’être militant quand on traite de ces sujets. C’est peut-être parce que le réchauffement climatique est un problème en cours de construction. C’est un nouveau problème politique alors que d’autres sujets, comme la santé, existent depuis bien longtemps. Le problème est neuf et cela crée une incertitude sur la façon de le traiter ».
C’est bien pour cette raison que la charte pour « un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique » a vu le jour : « Les étudiants en journalisme n’ont pas été très formés à ces questions. Comment traiter l’information scientifique ? Comment différencier l’opinion des faits sur ces sujets ? On réfléchit à comment mieux former les étudiants ».
Et bonne nouvelle, une spécialité en environnement devrait bientôt voir le jour à L'École de journalisme de Louvain. En attendant, les journalistes peuvent se référer à la charte signée par 500 de leurs confrères et ne pas oublier, comme le rappelle Kimberley Vandenhole, que le changement climatique ne se limite pas à une question de climat : « C’est une question politique et sociale également et les journalistes devraient davantage consulter les scientifiques des sciences sociales pour traiter ces sujets ».