
Pourquoi les éducateurs sont essentiels dans les écoles : "On n'est plus des pions"

“J'ai un élève qui ne venait jamais. J’ai été le chercher. Maintenant, il vient tous les jours. Parfois, on se rend à domicile pour voir ce qui se passe. On appelle la police dans les cas extrêmes, quand on a peur pour le jeune”, témoigne Pierre. Salvatore, éducateur lui aussi, renchérit: “J’ai rencontré un élève qui ne trouvait plus de sens à l’école. On voulait le renvoyer. J’ai discuté avec lui, souvent. Ça a été un déclic et aujourd’hui il est sorti de rhéto”. Un autre éducateur à Ixelles témoigne: “Il y a deux ans, une jeune fille a fait une tentative de suicide dans les toilettes de l’école. Ça m’a bouleversé. On l’a soignée. On a travaillé avec le PMS, une psychologue. Aujourd’hui, elle poursuit sa scolarité. Aujourd’hui on arrive même à en rire.” Ils parlent avec les élèves de leur famille. Ils fixent des petits objectifs. Ils se démènent.
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Ils sont plus de 4.000 en Fédération Wallonie-Bruxelles et personne ne parle jamais d’eux. Le rôle des éducateurs est devenu primordial. Ces dernières années, et encore plus depuis la crise du Covid, les éducateurs sont la première ligne d’aide pour des jeunes de plus en plus en détresse. Ils doivent gérer tous les troubles des adolescents, comme leur peur de l’avenir. Or beaucoup de jeunes se sont sentis abandonnés pendant la pandémie et ont accumulé d’énormes retards d’apprentissages. Beaucoup d’angoisses sont nées. Le job des éducateurs est devenu hyperchargé avec le décrochage scolaire qui a explosé. “Beaucoup d’élèves arrivent en retard, loupent une matinée. Ils n’ont pas retrouvé une routine. Et concernant les réussites, il y a un souci. Des lacunes se sont accumulées. On est aussi face à beaucoup de situations familiales difficiles”, constate Salvatore. Le Covid a aussi révélé une crise de sens. Ils n’ont plus cru en l’école et en la nécessité d’avoir un diplôme de secondaire.
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La violence s’est déplacée en ligne
Les éducateurs font tout pour remettre ces jeunes en route. Des jeunes sans repères, dans des contextes socio-économiques très difficiles. “Le problème, c’est qu’on a de plus en plus de jeunes qui relèvent de la psychiatrie, donc on doit s’adapter. Ce sont des parcours compliqués, faits de renvois”, constate Amaury qui travaille depuis vingt ans dans l’enseignement spécialisé. “On ne s’imagine pas ce qu’un jeune de 14 ans peut subir comme violences, comme abandon, poursuit Amaury. On essaie d’instaurer des repères comme arriver à l’heure et se comporter de manière polie et respectueuse. On ne leur demande pas d’aimer tout le monde.” Sauf que la violence s’est déplacée sur les réseaux sociaux. “C’est beaucoup plus sournois que les bagarres à la récré, constate Christophe Rémion, chef du département des éducateurs spécialisés en activités sociosportives à la Haute École Vinci. On assiste à un phénomène “d’extimité” du jeune qui se surexpose sur les réseaux sociaux, sans compter la démission de beaucoup de parents.”
Je comprends bien la colère des jeunes face à un système parfois aveugle.
La journée d’un éducateur commence à 7h30. Le premier réflexe est de planifier l’absence des profs, qui a monté en flèche ces dernières années. Il faut ensuite surveiller les entrées, la cour de récré et enchaîner avec la prise des présences. “L’encodage est rigoureux. Mais on travaille avec des humains, pas des robots. On est omniprésents. On accompagne”, rapporte un éducateur dans un collège du réseau libre. C’est du cas par cas. Chaque jour est différent. “Il faut sans cesse faire preuve d’originalité. Mais c’est un métier qui bouge dans lequel on reçoit toujours plus que ce qu’on donne”, dit Pierre. La vocation d’éducateur naît souvent d’expériences scolaires douloureuses, d’élèves qui se sont cherchés dans les méandres du système scolaire et d’une rencontre avec un éducateur qui a changé la donne. C’est le cas de Thomas. “Moi je détestais l’école. J’y allais pour les copains, mais je n’apprenais rien. Donc je comprends bien la colère des jeunes face à un système parfois aveugle. Ils me disent qu’ils peuvent aller sur Internet pour apprendre, avoir même plusieurs sources et pas seulement celle d’un prof.”
Pour Fabienne, les toilettes, comme le trottoir avant la grille de l’école, sont un lieu stratégique. “C’est là qu’on voit les jeunes qui pleurent, les premières règles, qui fréquente qui, les disputes.” Comme éducatrice, elle a parfois été jusqu’à accompagner une ado au planning familial pour avorter. John est éducateur depuis treize ans dans une école technique de Liège. Il fait des animations, des team buildings dans les classes pour que les élèves apprennent à se connaître. Ils doivent identifier la chose qu’ils détestent le plus et celle qu’ils aiment le plus. Cela permet le respect et des animations à la tolérance autour des handicaps, du racisme, des religions, de la sexualité. Sur le temps de midi, il organise des temps sportifs comme des tournois de ping-pong.
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200 élèves pour un seul éducateur
Quand six éducateurs se partagent 1.000 élèves, c’est 175 élèves à connaître, à apprivoiser, qui ont parfois besoin d’un suivi individuel. C’est énorme comparé à l’aide à la jeunesse où chaque éducateur s’occupe de cinq ou six jeunes à la fois. Dans l’enseignement technique, il y a souvent plus d’éducateurs, et de considération pour ces derniers, que dans le général. Les écoles qui accueillent des migrants ou une population avec un indice socio-économique très faible, ont aussi droit à plus d’éducateurs. Mais dans les écoles secondaires “ordinaires”, on se retrouve avec un éducateur pour un “palier” de 200 à 300 élèves en moyenne. Sur le terrain, on estime qu’au moins 20 d’entre eux nécessitent un suivi journalier face à des problèmes d’addictions, de harcèlement, de violence.

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Pourtant, beaucoup de directions ignorent encore les nouvelles missions des éducateurs… qui ont été coulées dans un décret il y a sept ans. Des clichés persistent, tenaces et d’ailleurs réels dans certaines écoles où l’éducateur est cantonné à un rôle de surveillant et de boulier compteur des élèves présents. Et pour cause. “Avant, on était des surveillants justes bons à regarder ce qui se passait. On nous traite encore parfois comme ça, surtout les anciens, avoue Pierre. Le corps enseignant fait tout ce qu’il peut pour transmettre des savoirs. Nous, on vient après. Notre vision est parfois mal perçue par les profs parce qu’on a une autre approche.” Les profs ne comprennent pas toujours le travail éducatif que fait l’éducateur. Un phénomène de hiérarchisation persiste trop souvent dans lequel les profs se placent au-dessus des éducateurs et ne reconnaissent pas celui-ci à sa juste valeur.
“Mon objectif, c’est que l’ensemble de nos élèves soient heureux. Leur réussite vient après. Le programme scolaire met au centre des compétences à acquérir, pas le bien-être. Pourtant, un élève qui va mal n’apprend plus et décroche. Notre mission première, c’est qu’ils soient heureux pour qu’ils viennent à l’école”, témoigne Pierre. “Quand un éducateur vient chercher un jeune pour faire un travail éducatif comme taper dans un sac, trop de profs estiment encore que sa place est en classe. Il y a une méconnaissance de la part des profs des tâches qu’exerce l’éducateur”, déplore Christophe Rémion. Certains éducateurs sont demandés pour réparer la plomberie ou servir d’encadrant pour la journée photo. Il y a encore des éducateurs qui doivent remplir la machine à café ou à coca, et rien d’autre.
Une voix délibérative
Le métier s’est pourtant professionnalisé ces dernières années. Les éducateurs formés (il en reste un certain nombre engagés et nommés par le passé sans diplôme spécifique) peuvent être issus de la promotion sociale ou avoir un bachelier en éducation spécialisée ou encore d’animateur. Parmi les éducateurs spécialisés, il existe deux filières. Les uns sont spécialisés en activités sociosportives et utilisent le sport et le socio-éducatif pour entrer subtilement en contact avec leur public, les autres sont spécialisés en accompagnement psycho-éducatif.
“L’espace de travail de l’éducateur ne se limite plus aux seuls murs de l’école mais aux cinq kilomètres à la ronde”, pointe Christophe Rémion. L’éducateur doit aujourd’hui se montrer ouvert à toutes les structures environnantes. Les SAS (services d’accrochage scolaire), les AMO (aide en milieu ouvert), les maisons de jeunes peuvent circonscrire une problématique de décrochage scolaire si le jeune est d’accord. “Il faut décloisonner l’aide à la jeunesse et les écoles, travailler de plus en plus ensemble. Si on veut une société égalitaire, tout doit être disponible à l’école. Il faut tisser un réseau plutôt que travailler chacun dans son coin en silos.”
Considérons que le bien-être d’un jeune est aussi important que d’apprendre une poésie et ça ira mieux dans les écoles.
La présence des éducateurs est devenue obligatoire dans les conseils de classe disciplinaires dans lesquels ils ont parfois une voix délibérative, mais une seule. L’éducateur est bien seul à pouvoir défendre une vision éducative des sanctions et éviter un rejet contre-productif ou une démarche émotionnelle à l’encontre d’un ado remuant. Thomas est éducateur dans une école différenciée à Bruxelles. “On n’a pas beaucoup à dire en conseil de classe alors qu’on détient des infos essentielles au niveau social et psychologique. Mais on nous demande surtout le nombre d’absences. On n’est pas vraiment pris au sérieux”, regrette-t-il. Pour Céline, “on devrait avoir beaucoup plus de temps pour éviter que des gamins fument des joints sur le temps de midi. Le temps manque. On est trop souvent des pompiers qui éteignent un incendie sans pouvoir se demander comment empêcher que le feu prenne. Quand on considérera que le bien-être d’un jeune est aussi important que d’apprendre une poésie, ça ira beaucoup mieux dans les écoles.” Il faut aujourd’hui sortir du champ qui considère que l’école n’est qu’un lieu d’enseignement. C’est aussi un lieu de vie. Si quelque chose fait se lever un éducateur le matin, c’est le fait qu’il parie sur chaque jeune. Pour lui, un jeune insupportable, c’est un jeune qui veut une nouvelle chance.
Des revendications
Plus de reconnaissance, donner une vraie place au bien-être dans les écoles, être présents dès les primaires… Les éducateurs posent leurs revendications.
Pacte d’excellence oblige, les écoles se posent aujourd’hui des questions sur leur fonctionnement via les plans et comités de pilotage. Dans ces instances, les éducateurs sont minoritaires et leurs thématiques ne récoltent pas suffisamment de soutien. Certaines écoles n’ont pas convié d’éducateur à la réflexion. “Heureusement, nombreuses sont celles qui développent des projets “bien-être”, des dispositifs de prévention du harcèlement, des espaces de médiations, des cercles de paroles”, rapporte Francis Mulder qui, il y a dix ans, a mis en place avec quelques collègues, un collectif de réflexion sur le métier (le Collectif de réflexion des éducateurs en milieu scolaire) avec la collaboration de la Haute École Helmo.
Fabienne Jaszczinski, éducatrice pendant vingt et désormais enseignante d’éducateurs, a elle aussi été au combat “pour que les éducateurs ne servent plus à boucher les trous”. Un appel entendu par Marie-Martine Schyns, alors ministre de l’Enseignement (Les Engagés). Mais sur le terrain, l’application du profil de fonction n’est pas toujours effective. Francis Mulder insiste sur l’importance d’articuler les besoins de l’école en termes d’organisation avec ceux de l’accompagnement de proximité des jeunes (écoute, bienveillance, soutien). Une grande aspiration des éducateurs est enfin d’intégrer l’école fondamentale et pas seulement dans l’encadrement différencié.
Les enfants vivent de plus en plus des quotidiens très perturbés et les troubles de l’apprentissage explosent. “Le fait d’être tout le temps en échec peut générer de la violence. L’éducateur peut travailler les comportements et les émotions. Dans le fondamental, tout est à faire, à créer. Il y a des enfants qui, parce qu’ils n’ont pas été accompagnés, arrivent comme des bombes dans le secondaire et alors décrochent, explique Fabienne Jaszczinski. La violence est plus intense dans le secondaire mais elle est déjà présente en primaire avec des enfants qui n’arrivent pas à s’exprimer et qui se tapent.”