Catastrophe dans les écoles: «On est en train de détruire nos enfants»

La crise sanitaire va-t-elle produire une génération de sous-doués? Non, estiment les experts. Mais les indicateurs sont au rouge, les parents aux abois et les jeunes en mauvais état.

élève dans une école
Les profs estiment que la pandémie a impacté la capacité d’attention des élèves et leur niveau de motivation. © Adobe Stock

C'est chaotique. Ça m’angoisse”, résume Hélène, maman de quatre enfants au sein d’une famille recomposée, fréquentant l’enseignement officiel et libre. “Les directions font ce qu’elles peuvent pour ne pas fermer. Mais il y a très peu de cours. Ils sont lâchés dans la nature. Ils zonent dans l’école ou ailleurs. L’école est dépassée par la situation. Il y a une perte de sens. L’école ne joue plus son rôle social par rapport à l’obligation scolaire.” Du côté des apprentissages, les élèves patinent et nombreux sont ceux qui se noient après de longues périodes de quarantaine lors desquelles ils ont été priés de se débrouiller pour rattraper la matière. “Mes filles ont eu beaucoup moins à faire. On a complété comme on pouvait. Je ne sais pas si ce sera un handicap pour l’avenir. J’espère que ça se rattrapera en fonction des capacités de chaque enfant”, témoigne Roxane, maman de deux filles dont l’une a des difficultés en calcul en première primaire. Marie-Lou, deuxième secondaire, n’a plus eu de prof de néerlandais depuis le début de l’année. “On doit travailler plus dur pour rattraper la matière. On est fatigués. On est moins motivés et on a plus de pression”, soupire-t-elle alors qu’elle en est à sa cinquième quarantaine.

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Cela s’ajoute aux mesures sanitaires, en particulier le port du masque, qui est “très lourd pour eux”, explique Bruno, papa de quatre enfants. “Au fur et à mesure, une profonde usure s’est déclarée chez les plus jeunes face à une société de plus en plus dualisée qui n’explique pas en quoi les enfants sont concernés par le danger. Les mesures ont fait perdre leurs repères aux enfants.” “Ce n’est pas aux enfants à porter la peur des plus âgés. Eux, ils sont l’avenir. On est en train de les détruire, s’énerve Sylvie, maman de deux enfants, dont l’un est en première primaire. Les enfants tournent en rond à la maison. Ils n’en peuvent plus. Et ce n’est notre job de leur donner classe. À l’école, ils ont peur. Mais on ouvre les fenêtres alors qu’il fait zéro degré. C’est le surréalisme total. On leur fait porter une charge psychologique insupportable. Quant aux apprentissages, avec les quarantaines, on ne sait pas où on va.

Recours massif aux cours particuliers

L’angoisse monte du côté de beaucoup de parents. Ils sont nombreux à exprimer de la colère, eux qui voient leurs mômes partir à la dérive. Au Segec, qui pilote l’enseignement libre, on reconnaît que la situation commence à avoir une incidence sur les apprentissages eux-mêmes. Mais cette dernière varie fortement d’une école à l’autre et même d’une classe à l’autre. “La référence aux essentiels reste de mise, particulièrement de la 4e à la 6e secondaire, déjà très chahutées l’an dernier par l’hybride. Mais le topo est difficile à faire. C’est très différent des grèves Onkelinx ou des manifestations pour le climat où la situation était générale”, explique Christian Carpentier, le porte-parole du Segec. “C’est la troisième année académique qui est impactée. C’est très inquiétant. On constate de plus en plus de décrochages, signalés ou non”, résume Véronique de Thier, à la tête de la Fapeo, la fédération des parents de l’enseignement officiel. “Les conséquences de ces trois années scolaires vont se faire sentir pendant des années. Il faut réfléchir à la suite, en mettant en place de l’accompagnement personnalisé. Il faut mettre un frein à la course aux apprentissages. L’école doit faire autrement.”

élève portant un masque

© BelgaImage

En attendant, c’est souvent la panique. Un quart des parents a recours aujourd’hui à des cours particuliers pour aider leurs enfants. Les sociétés privées se frottent les mains. Mais à 30 euros de l’heure en moyenne, cette aide est réservée aux privilégiés dans un système scolaire déjà très marqué par les inégalités. La crise sanitaire a d’ailleurs creusé de nouvelles tranchées entre les jeunes qui s’en sortent et les autres. C’est ce que montre clairement l’enquête menée par Natacha Duroisin, de l’École de formation des enseignants de l’UMons auprès des enseignants. Les résultats portent sur 2020-2021. Mais tout porte à croire que la situation n’a fait que s’aggraver, estime la chercheuse. Les enseignants du secondaire ont massivement mentionné le fait que l’organisation des cours lors de l’année 2020-2021 a eu des impacts sur leurs classes quant à la capacité d’attention des élèves (86 %), leur méthodologie (90 %), leur niveau de motivation (88 %), l’utilisation des technologies pour apprendre (68 %) ou les apprentissages eux-mêmes (68 %).

Génération Covid, génération nulle?

La majorité des enseignants du secondaire estiment avoir été impuissants face au décrochage de certains élèves et avoir pris du retard dans la matière à enseigner. Ils estiment également ne pas avoir eu assez de temps pour enseigner la matière prévue ni pour rattraper le retard de l’année dernière et du premier confinement. Natacha Duroisin souligne le grand désarroi des profs avec des élèves qui décrochent. Et avec cela, le découragement des enseignants est énorme. Un prof sur dix songeait sérieusement à quitter la profession l’an dernier. Avec le chaos de ces dernières semaines, on peut postuler que ce nombre n’a fait, lui aussi, que gonfler. Alors? Il faut en tout cas commencer par s’inquiéter pour les élèves moyens et faibles. C’est ce qu’appuie Ariane Baye, professeure en sciences de l’éducation à l’ULiège. “Des recherches menées aux USA montrent que plusieurs semaines d’absence sont surtout préjudiciables pour des matières comme les mathématiques qui demandent la maîtrise de concepts précis et des exercices tandis qu’en lecture l’apprentissage se joue sur du long cours et du plus transversal”, explique Ariane Baye. Les résultats des épreuves certificatives comme le CEB ou le CE1D n’ont pas montré jusqu’à présent de défaillances inquiétantes auprès des élèves. “Mais rien ne dit qu’un CEB est du même niveau d’une année à l’autre. Pour le savoir, il faudrait répéter d’année en année certaines questions identiques, mais on ne le fait pas.

Malheureusement, on ne va sans doute pas pouvoir compter sur une dose d’indulgence par rapport à ceux qui ont multiplié les quarantaines. Ariane Baye a ainsi mené une expérience auprès de ses étudiants en première bac psycho en leur faisant corriger une copie d’élève qu’elle attribuait tantôt à un élève qui avait subi des fermetures et tantôt non. “Mes élèves ont été étonnamment plus sévères avec les élèves affectés par le Covid alors qu’ils ont eux-mêmes connu les aléas de la crise sanitaire. On peut lire là un phénomène de stigmatisation qu’on voit aussi à l’œuvre auprès des filles ou des minorités ethniques en temps normal. Il pourrait y avoir un phénomène de génération Covid stéréotypée comme étant nulle”, craint l’experte. Les plus marqués sont ceux qui traversent les dernières années de secondaire. Les plus petits auront plus de temps pour se remettre au pas.

des élèves passent un examen à l'école

Les résultats du CEB ou du CE1D ne montrent pas de défaillances inquiétantes chez les élèves. © Adobe Stock

“Ce n’est pas une catastrophe”

Avant de crier à l’apocalypse, il faut toutefois remarquer que la Belgique a fait le choix globalement de maintenir coûte que coûte les écoles ouvertes. “On est un des pays européens à avoir le moins fermé les écoles”, souligne Natacha Duroisin, qui estime cela “très positif”. C’est bien l’avis aussi de Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’UMons, pour qui la vraie catastrophe date du premier confinement, lorsque les écoles ont été fermées. “On est à présent dans un problème d’organisation chaotique. Les écoles sont dans la débrouille.” Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut s’alarmer et parler de génération sacrifiée. “Ce n’est pas une catastrophe. Un retard scolaire, c’est comme un train direct qui devient un omnibus. Le retard sera résorbé sur la durée. Le décrochage objectif par rapport aux programmes est facile à rattraper du moment qu’on s’en donne les moyens. Le système scolaire peut s’organiser pour être attentif à des élèves non pas moins intelligents mais moins instruits.

Et puis, il faut tordre le cou à un mythe. “Le cerveau n’est pas un muscle qu’il faut entraîner non-stop. Par ailleurs, les enfants ont continué à faire fonctionner leur intelligence via d’autres moyens que l’école”, explique Bruno Humbeeck qui postule que les enfants seront en réalité plus mûrs avec ce qu’ils ont vécu. Il enjoint à aller à présent à l’essentiel, soit ce qu’il est indispensable de connaître pour poursuivre sa scolarité. Ainsi, connaître les noms des fleuves qui coulent en Belgique est intéressant mais pas vraiment important en soi. Alors non, l’école ne doit pas se faire à la maison. “Un parent n’est pas formé pour ça. Il ne sait pas séquencer les apprentissages. Il n’est pas compétent. Il ne sait pas faire la différence entre l’attention qui est flottante et la concentration qui ne dure que quelques minutes.” Toutefois, l’expert estime qu’il y a à présent une urgence à sortir du sanitaire afin de relancer la mécanique scolaire. Ce qui est plus problématique aujourd’hui, ce sont les décrochages des élèves qui se sentent perdus par rapport aux autres élèves de leur classe. L’expert recommande ainsi de mener des évaluations, sans mettre de pression et sans exiger de révisions, simplement pour évaluer où en est chaque élève. Nettement plus préoccupant, pointe-t-il, ce sont les “décramponnés”, ceux qui sont carrément sortis des radars de toute école. C’est une minorité, toutefois.

Vague de décompensations

La véritable catastrophe pour les enfants est en fait ailleurs, en particulier pour les ados pour qui ne vivre aucun événement social provoque de la détresse. Cela peut éteindre jusqu’à leur imaginaire amoureux et rendre impossible la construction indispensable de leur identité. Or les dégâts aujourd’hui sont là. Près de la moitié des jeunes présentent des symptômes de dépression ou d’anxiété alors que les services de soins de santé mentale sont saturés, particulièrement en pédopsychiatrie. “Depuis la mi-septembre, c’est la catastrophe. L’isolement social des jeunes, la déshumanisation des écoles et la diminution ou disparition des activités extrascolaires ont provoqué un raz de marée de problème. Nous ne savons plus faire face aux décompensations”, rapporte Sophie Maes, pédopsychiatre au centre hospitalier Le Domaine. “Nous devons trier nos patients”, s’alarme-t-elle. Face à une tentation suicidaire, plus aucune réponse ne peut être proposée. Tout rendez-vous ou hospitalisation demande quatre mois de délai. “Nous sommes dans le même état que les soins intensifs lorsqu’ils étaient surchargés. Mais, pour nous, aucune mesure n’est prise.” Les jeunes parlent aujourd’hui de suicide, avec un grand dégoût de la vie, sans pouvoir dire pourquoi ils sont tentés. D’autres présentent un “syndrome d’engourdissement”: on leur a tellement demandé de limiter leurs contacts qu’ils ont mis de côté toutes leurs pulsions et leurs désirs. Avec le Covid, on a mis les ados dans une situation de stress aiguë en les privant de leurs ressources qui sont leurs pairs.

Face à cette situation, vouloir forcer les élèves à rattraper le retard scolaire peut même être carrément dangereux. “C’est sauter sans parachute de secours. Je ne veux pas jeter la pierre aux profs. Beaucoup sont sensibles aux problèmes mentaux. Mais l’école est la dernière goutte qui fait déborder le vase. Vous leur rajoutez un stress scolaire et ça déborde, prévient Sophie Maes. Un travail de prévention doit être mené avec des groupes de paroles pour que les ados se reconnectent. Le problème est qu’on ne peut pas multiplier les groupes pour des raisons sanitaires. On doit donc utiliser ceux qui existent, à savoir les classes, pour mener des actions de prévention.” Ce n’est toutefois pas le job des profs mais celui d’éducateurs, des centres PMS ou encore d’artistes. “Mais il manque une volonté politique alors qu’ils sont au courant. On a fait énormément de sacrifices pour les aînés. Aujourd’hui, le danger est du côté des jeunes. Il est urgent de s’en rendre compte.

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