
Quand les éleveurs arrachent les yeux des crevettes: pourquoi une telle pratique?

En avril, la saison des crevettes commence. De quoi ravir les papilles des Belges, amateurs inconditionnels de ce petit crustacé souvent pêché dans la mer du Nord mais pas seulement. Une bonne partie vient en effet d'Asie du Sud-Est, où les éleveurs ont développé une pratique qui a depuis tendance à se répandre ailleurs dans le monde. Leur idée: arracher un œil aux crevettes roses femelles. Cette habitude, connue sous le nom d'épédonculation, est dénoncée depuis plusieurs années par les associations de défense des animaux. Ces dernières s'inquiètent notamment de voir toujours plus d'industriels adopter la technique qui y voient une façon de multiplier leur production.
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Le lien étroit entre l'œil des crevettes et leur reproduction
Car oui, si l'épédonculation est si populaire dans le milieu, ce n'est pas pour rien. "À la base de l'œil se trouve une glande qui régule l'activité de reproduction de la crevette", explique à Europe 1 Nicolas Rabet, chercheur en biologie des crustacés au Muséum national d’histoire naturel (MNHN) et à l’université Paris 6. "Cette glande bloque la reproduction, sauf à certaines périodes de l'année. Lorsque l'on enlève l'œil, on enlève cette glande et on enlève donc le blocage de la reproduction, ce qui pour l'éleveur a un intérêt puisqu'il peut avoir des larves à tout moment de l'année".
L'extraction du pédoncule oculaire s'avère d'autant plus utile pour les éleveurs que ses conséquences ne s'arrêtent pas là. Cela "permet avant tout une synchronisation des cycles sexuels de toutes les femelles présentes dans la zone de maturation", explique le vétérinaire Cyrille François dans sa thèse à l'université de Nantes. "Les femelles sont généralement prêtes à être fécondées deux à trois jours après. L’ablation a aussi pour effet d’augmenter la fréquence des maturations ovariennes. On peut ainsi obtenir un indice de ponte de trois à quatre, c’est-à-dire trois à quatre pontes par mois au lieu d’une".
L'enjeu de la souffrance animale
En Europe, la pratique est défendue par le secteur industriel, comme en France par l'Ifremer. Cet institut assurait en 2015 au Canard enchaîné que cela ne provoquerait chez les crevettes "qu'un inconfort mineur". Une explication contredite par un éleveur qui avouait à l'hebdomadaire le haut taux de mortalité chez les crustacés concernés.
Face à cette situation les ONG n'ont pas manqué de faire connaître leur désapprobation. "On tombe dans les mêmes travers que dans l'industrialisation : la rentabilité à tout prix, qui prend le pas sur le bien-être animal et sur la santé, puisqu'il y a aussi des répercutions sur la longévité et sur la résistance des crevettes", fait savoir au magazine Geo Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France.
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"L'ablation entraîne un stress beaucoup plus important et une perte d'espérance de vie chez les animaux amputés. Et la génération qui est produite est plus faible, et donc plus sujette aux maladies", assure-t-elle, tout en rappelant que ces élevages de crevettes sont déjà exposées à de "de fortes doses d'antibiotiques et de produits chimiques pour limiter les contaminations bactériologiques".
Quelles crevettes consommer?
A priori, il existe une solution simple pour que les éleveurs se détournent de cette habitude. En plaçant les crevettes dans un environnement peu lumineux et à la bonne température, celles-ci se reproduisent de façon assez similaire, avec une hyperactivité notoire. Mais puisque cela est plus contraignant et plus coûteux pour les producteurs, cette technique recueille moins facilement leurs faveurs.
Reste que si les consommateurs veulent éviter de se retrouver avec des crevettes borgnes dans leurs assiettes, il existe une astuce assez simple. Cela concerne en premier lieu les crevettes roses tropicales, pas celles grises. Le souci, c'est que ces dernières font l'objet d'une pêche intensive, avec de nombreuses prises accidentelles voire la disparition de certaines espèces. Le "Fish Guide" du WWF belge déconseille d'ailleurs d'en acheter. La branche suisse de l'organisation environnementale donne une alternative plus louable, la consommation de crevettes nordiques du Canada (pêchées par chalutage de fond à panneaux côté Atlantique, à casiers côté Pacifique), mais évidemment il faut les importer depuis ces contrées lointaines.