
« On est à bout » : les magasins bio abattus par les coups bas des pouvoirs publics

C'est une hécatombe. Chaque semaine, une épicerie, un éleveur ou un maraîcher bio raccroche les gants. L'une des dernières victimes en date est l’enseigne bruxelloise 100 % circulaire Roots. Dépôt de bilan pour cette épicerie de quartier à haute valeur ajoutée. Alors que le secteur du bio, cycle court et zéro déchet avait explosé tous les records pendant la pandémie, il enregistre aujourd’hui une perte de vitesse tout aussi historique. “On arrive à limiter la casse car on vend nos produits directement sur les marchés et on n’est pas liés à des contrats avec la grande distribution, explique Gwenaël du Bus, ingénieur agronome et gérant de La Ferme du Peuplier à Bossut-Gottechain. Mais le panier moyen de nos clients a baissé de 20 % depuis 2021.” Même son de cloche du côté des hypermarchés, même les spécialistes des bas prix. “On ne communique pas de chiffres de ventes mais le bio n’a pas la vie facile”, confirme Hanne Poppe de Colruyt.
Le dernier baromètre de BioWallonie pour l’année 2021 tirait déjà la sonnette d’alarme. Si, depuis 2010, les surfaces agricoles bio wallonnes ont été multipliées par deux, cette année-là a enregistré une trop faible progression de 3,6 %. De quoi tuer dans l’œuf tout espoir d’atteindre les objectifs fixés par la Wallonie? En 2021, 15 % des fermes wallonnes pratiquaient l’agriculture biologique. Le but est de doubler ce chiffre, avec 2.000 fermes bio supplémentaires d’ici à 2030. Mais plus personne ne semble y croire. Ce baromètre confirmait aussi une diminution du panier des gros et moyens acheteurs de produits bio en 2021 ainsi qu’une nette régression (- 4,3 %) des parts de marché des commerces spécialisés. Le sommet de l’iceberg? Vu les récentes faillites à répétition, les chiffres de 2022-2023 risquent en effet d’être catastrophiques. “Je vois beaucoup de cessations d’activités en ce moment, confirme à son tour Sylvie Droulans de ConsomAction, réseau des professionnels d’une consommation durable et responsable. Et je pense malheureusement qu’il faut s’attendre à une nouvelle vague de faillites après les inventaires et les bilans comptables de ce début d’année. La situation dure depuis trop longtemps. Ces professionnels du bio et du cycle court arrêtent car leur trésorerie est exsangue.”
Poules en cassation
En cause, la crise économique et énergétique? Cela ne fait aucun doute. Mais l’inflation n’est pas la seule explication. Loin de là. Car derrière les belles paroles des politiques pour promouvoir les cycles courts et l’agriculture durable se cache un double discours. Se donne-t-on réellement les moyens de nos ambitions? On peut en douter. De nombreux petits producteurs se sentent en tout cas abandonnés par les pouvoirs publics. Quand l’administration ne leur met pas carrément des bâtons dans les roues… Exemple surréaliste avec le cas de La Finca à Wezembeek-Oppem. “On a installé un poulailler mobile car c’est très complémentaire à notre activité de maraîchage, explique Sarah Potvin, cofondatrice de cette ferme coopérative. Ces poules pondeuses permettent en effet de fertiliser les sols. Mais on nous a dit qu’il fallait un permis, alors qu’il existait déjà une cinquantaine de poulaillers mobiles en Belgique installés sans autorisation. On l’a demandé mais la commune nous l’a refusé car l’administration ne fait pas la distinction entre un poulailler en dur et un mobile. Elle considère donc ce dispositif comme un bâtiment et nous interdit de le garder puisque notre terrain est à valeur paysagère, donc non constructible.”
Difficile à comprendre. D’autant que cet enclos… a été subventionné à hauteur de 20.000 euros par la Région bruxelloise. Et que la loi permet d’installer un abri pour chevaux ou brebis sur cette prairie. Alors pourquoi pas pour des poules? “Parce que l’administration considère que ce ne sont pas des animaux de prairie!, s’étrangle l’agricultrice. Comme si le lieu de l’élevage définissait l’animal. C’est ridicule.” À la commune de Wezembeek-Oppem, on leur conseille alors… de faire appel à la Province. “On a fait un crowdfunding pour payer les 3.000 euros de frais d’avocat et on a perdu en appel. Aujourd’hui, on est en cassation! Cela va encore nous coûter 5.000 euros. On est à bout.”

En Wallonie, le but est de créer 2.000 fermes bio supplémentaires d’ici à 2030. Sauf que plus personne ne semble y croire. © BelgaImage
Des cycles qui tournent court
Depuis quelque temps, La Finca connaît une série noire. “Ces deux dernières années, on a fermé nos deux épiceries et licencié dix personnes. Toutes nos marges passaient dans les salaires. Et comme si cela ne suffisait pas, on est constamment rappelés à l’ordre pour des infractions urbanistiques mineures. Pour lutter contre le réchauffement climatique, on a voulu installer un système d’irrigation relié à un puits mais cela nous a aussi été refusé. Comment voulez-vous cultiver des légumes sans eau? Et je ne vous parle pas des problèmes de voisinage. Un riverain s’est plaint du bruit engendré par notre poulailler alors que nous n’avons pas de coq… On a même dû faire venir le bourgmestre sur place pour attester de l’absence de nuisances.”
Un parcours du combattant administratif, urbanistique, juridique. “Avant de lancer notre petite exploitation durable de maraîchage et d’élevage de poulets bio, enchérit un agriculteur brabançon, on a dû demander des permis pour nos poulaillers mobiles, pour nos serres tunnels - ce qui nous a également coûté 3.000 euros en frais de géomètre -, pour le puits et même pour déplacer le sentier qui traverse notre ferme! Le temps qu’on a passé à faire de l’administratif est hallucinant. Sans parler de toutes les mesures imposées par l’Afsca. C’est beaucoup trop compliqué. Ces règles sont adaptées aux exploitations industrielles mais pas du tout aux petits producteurs.” Ce maraîcher a également subi les foudres d’un voisin lorsqu’il a décidé d’implanter ses serres. “À moins d’être complètement isolé, vous aurez toujours un voisin que cela embête. Et si celui-ci a le temps et les moyens financiers pour s’opposer à votre projet… La première année, j’ai dépensé près de 30.000 euros en frais d’avocats!”
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Pas de quoi faciliter le passage à une alimentation durable. “Les gros producteurs ont les moyens de payer une personne qui va passer des heures à faire de l’administratif pour avoir une aide financière ou un permis d’urbanisme, constate Sylvie Droulans. Dans une PME de deux personnes, c’est impossible. À l’instar des projets de la Shifting Economy (la stratégie de transition économique de la Région bruxelloise - NDLR), il faudrait un vrai curseur de différenciation afin de faciliter les démarches des acteurs qui ont un impact écologique et sociétal positif et non des projets purement pécuniaires et destructeurs.” Et de rappeler aux consommateurs qui ont délaissé ces fermes au profit des grandes surfaces que les cycles courts sont souvent moins chers que les produits bio vendus en supermarchés. D’autant que le prix des emballages a explosé. “Mais le secteur n’a pas la même force de frappe en communication que les industriels. Alors pourquoi ne pas stimuler les comportements d’achat durables? Dans la capitale, si vous achetez en ligne des “BXL-Boncadeau” à dépenser dans les commerces de proximité, la Ville vous offre 20 % de réduction sur vos achats.”
Une politique agricole peu commune
À la Ferme du Peuplier, on pointe aussi le cruel manque d’aides à l’emploi. “Les agriculteurs sont même exclus des subventions wallonnes, comme Sesam ou APE, car ils reçoivent des aides européennes à l’investissement, déplore Gwenaël du Bus. C’est complètement débile car les agriculteurs n’ont pas de problème pour investir. Ils le font d’ailleurs massivement. Par contre, ils peinent très fort à engager de la main-d’œuvre stable et qualifiée. Si vous voulez employer un saisonnier étranger, cela ne vous coûtera pas cher. Mais un salarié à temps plein sans aide est hors de prix. J’ai même décidé de créer une seconde société propre à la vente sur les marchés pour bénéficier des aides à l’emploi offertes aux commerçants.” Mêmes remontrances chez le maraîcher et éleveur de poulets biologiques. “Comment voulez-vous payer les charges salariales belges alors que nos produits sont en concurrence avec du bio industriel du sud de l’Europe ou d’Afrique?”
De nombreux producteurs sont également furieux de découvrir la nouvelle mouture de la Politique agricole commune (PAC), ce puissant levier de subsides européens. “Alors qu’on avait une formidable occasion de réformer la PAC, que les projets sur la table étaient ambitieux, l’Union européenne a fléchi sous le poids des lobbys industriels, poursuit cet agriculteur. Les producteurs recevront désormais 4.000 euros par an et par hectare cultivé, mais de nombreuses exploitations durables n’ont même pas un hectare de surface. L’Europe n’aide pas les agriculteurs conventionnels à se convertir et délaisse les petits producteurs qui ont pourtant un très gros impact positif sur la biodiversité. C’est un scandale.”
Bio et antisocial
Pire, certaines aides publiques, parfois très conséquentes, favoriseraient aussi une concurrence déloyale. “En Région bruxelloise, déplore encore Sarah Potvin, on voit de plus en plus de formations en maraîchage, même dans des communes urbaines comme Etterbeek ou Ixelles. Ces formations, très subsidiées, permettent aux apprentis maraîchers de garder leur chômage et de bénéficier d’une parcelle en prêt durant un an ou deux pour tester leur activité. C’est d’abord très hypocrite car on leur vend surtout du rêve. En réalité, être un maraîcher aujourd’hui, c’est gagner 7 ou 8 euros net de l’heure pour un travail très pénible. Ensuite, comme ils conservent leurs allocations, ils peuvent vendre leurs produits à prix réduits et cassent le marché.”
Et ce ne serait pas le seul cas où les pouvoirs publics subsidient une concurrence déloyale. Depuis quelque temps, en effet, cette agricultrice se bat contre ces supermarchés bio coopératifs qui pullulent notamment à Bruxelles. Des commerces d’un nouveau genre qui s’inspirent du modèle Bees Coop, cette enseigne schaerbeekoise. Le principe? Les clients/coopérateurs prestent trois heures par mois de travail dans ces supermarchés à but non lucratif et ont accès en échange aux produits vendus à bas prix. “Trois heures par mois pour payer toutes ses courses alimentaires 20 à 30 % moins cher? C’est du bénévolat rémunéré, du travail au noir! Ce “beau” modèle est en réalité antisocial car ils ne paient pas d’ONSS et très peu de TVA puisque ces produits sont vendus à prix cassés. Et chaque supermarché bio coopératif reçoit 100.000 euros de subsides dès son installation! Une vraie concurrence déloyale. Depuis que l’une de ces enseignes a ouvert près de chez moi, trois épiceries bio ont d’ailleurs fermé et une quatrième est sur le point de déposer le bilan.”