

Avoir un toit deviendrait-il un luxe en Belgique? En tout cas, louer un bien adapté à ses revenus devient un privilège. Pour se voir proposer un logement social, il faut attendre très longtemps. Jusqu’à quinze ans à Bruxelles. Selon des chiffres donnés récemment par la ministre bruxelloise du Logement, Nawal Ben Hamou (PS), la capitale compte environ 40.000 logements sociaux, alors que 50.000 ménages sont inscrits sur la liste d’attente.
La Wallonie recense, elle, plus de 103.000 logements sociaux et 40.000 candidats en attente selon les informations du ministre wallon, Christophe Collignon (PS). Certaines familles doivent tellement s’armer de patience que la Région leur vient désormais en aide. Cette année, une allocation a été introduite pour soutenir les ménages qui attendent un logement public depuis plus d’un an et demi. Douze mille ménages à bas revenus sont concernés et peuvent profiter de ce coup de pouce financier pour payer leur loyer. Une aide similaire existe à Bruxelles depuis plusieurs années, et a été relancée en 2021. Neuf mille familles ont pu en bénéficier.
Face à la problématique du logement, une offre publique aux loyers modérés a été la solution privilégiée en Belgique pendant des années. Mais force est de constater que quelque chose coince. Peut-être ne suffit-elle plus, qu’elle n’est pas (ou plus) mise en place de façon adaptée ou même qu’elle ne convient éventuellement plus à notre époque… Décryptage en quatre questions.
Pendant des dizaines d’années, les institutions belges ont investi massivement dans le logement public, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Ces nombreux quartiers entiers et autres blocs de bâtiments existent encore un peu partout aujourd’hui. Puis cet essor s’est arrêté. “À Bruxelles, on a surtout vu apparaître de grands ensembles dans les années 60-70, puis la production a beaucoup ralenti à partir des années 80, relate Martin Wagener, professeur de sociologie à l’UCLouvain. Ensuite, une partie importante de l’argent investi par le politique dans les logements sociaux part dans le bâti. Puisque certaines habitations ont 50 ans et plus, il faut revoir leur isolation, leur perméabilité…”
Les politiques publiques d’accès à la propriété ciblent davantage la classe moyenne.
Dans les années 80, les solutions d’antan n’ont plus eu la cote. “Les groupes de logements des années 70 ont été vus comme des repoussoirs de la pauvreté alors qu’ils donnaient l’accès au logement au monde ouvrier, poursuit Martin Wagener. Aujourd’hui, on voit plus de grands projets de logements moyens à prix modérés, plus inscrits dans le tissu urbain. Les politiques publiques d’accès à la propriété ciblent davantage la classe moyenne, mais aussi ceux qui cherchent à construire.”
Certaines communes sont réticentes à l’idée d’accueillir des logements sociaux sur leur territoire. © BelgaImage
Les décideurs politiques des 40 dernières années n’ont donc pas assez investi dans le logement public. Sont-ils les seuls responsables? Pour David Praile, coordinateur du Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat (RWDH), les opérateurs de logement public ne doivent pas particulièrement être pointés du doigt. “Certains sont plus dynamiques et actifs que d’autres, c’est vrai. Les sociétés qui ont une meilleure santé financière ont plus de marge de manœuvre. Mais les réalités varient fortement d’une zone à l’autre. Toutes n’ont pas forcément les moyens humains pour accompagner les locataires au mieux.”
Par contre, toutes les communes n’ont pas le même rapport aux logements sociaux. Certaines entités sont plutôt réticentes à en accueillir davantage. Pour Carole Dumont, chargée de plaidoyer au Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (RBDH), le projet des Dames blanches, à Woluwe-Saint-Pierre, en est une bonne illustration. “Il s’agit d’un des derniers terrains à vocation sociale de la Société du logement de la Région bruxelloise. En 2005, on parlait de n’y construire que du locatif social, un millier d’habitations. Aujourd’hui, après interventions de la Région et de la commune, seuls 120 logements sociaux sont prévus, en plus de 100 logements acquisitifs moyens. Tout ça dans une commune qui a un taux de logements sociaux très bas. Nous ne sommes pas favorables à une bétonnisation de Bruxelles, mais selon nous, ces derniers terrains sociaux doivent accueillir 100 % de logement social.”
Si le public est manquant, le privé peut peut-être combler ce trou. Via les agences immobilières sociales (AIS), par exemple, auxquelles les propriétaires confient leurs biens, ensuite loués à prix plus bas contre différents bénéfices, dont un loyer garanti et des avantages fiscaux.
Le système fonctionne et est salué par tout le monde, mais il ne faudrait pas que la Belgique se repose trop sur celui-ci. “C’est un bon modèle, mais qui doit rester complémentaire, indique David Praile. Après une durée plus ou moins longue, ces logements retournent sur le marché privé. On ne peut pas miser que sur les AIS pour faire face à la problématique.” Pour Carole Dumont, quelques changements pourraient faire des AIS un meilleur atout, notamment un allongement des contrats de gestion. “Des investisseurs construisent des biens pour les donner à une agence immobilière sociale et profiter des avantages fiscaux. On pourrait leur imposer une socialisation plus longue qu’aux autres, quinze ans au lieu de neuf par exemple.”
Les biens vides ou insalubres pourraient aussi également devenir des logements sociaux, plutôt que ne servir à rien. À Bruxelles, le Code du logement prévoit deux dispositifs à cet effet. Le droit de gestion publique (DGP) permet à un opérateur public de gérer temporairement (neuf ans minimum) une habitation privée inoccupée ou insalubre pour la rénover et la louer à loyer réduit.
La vente forcée est l’étape suivante. Si un propriétaire ne paye pas les amendes liées à l’inoccupation de son bien, le logement peut être vendu pour recouvrer les dettes. “La vente forcée n’est jamais utilisée et les gestions publiques se comptent sur les doigts d’une main, souligne Carole Dumont pour le RBDH. La nouvelle cellule “Logements vides” devrait faire bouger les choses à ce niveau et mettre en œuvre plus de gestions publiques. Par contre, qu’il y ait si peu de ventes forcées, je ne comprends pas. C’est vrai que c’est une procédure longue et compliquée, mais 40 % des amendes ne sont pas honorées. Sanctionner quelques propriétaires enverrait un sacré signal. De plus, avec le droit de préemption, les opérateurs publics pourraient avoir priorité pour les socialiser.”
Pour le RBDH, une offre pérenne d’habitations publiques au loyer abordable reste la meilleure solution. “Pour cela, toutes les stratégies sont les bienvenues”, ajoute Carole Dumont. Mais puisque les quelques possibilités restantes de construction prennent du temps, d’autres pistes doivent être envisagées. “La Société du logement de la Région bruxelloise pourrait acquérir des terrains, des sites à reconvertir, comme d’anciens bureaux. L’achat de logement clé sur porte auprès de promoteurs privés permet aussi de gagner du temps et de contourner certains problèmes. Mais pour nous, cela doit aller de pair avec la production de 100 % de logement social sur les terrains sociaux.”
Des politiques plus contraignantes à l’échelle locale pourraient aussi faire bouger les choses. “L’obligation d’un pourcentage de logements sociaux par commune a été supprimée par la dernière législature, rappelle David Praile. Mais une telle règle serait plus intéressante à une échelle supracommunale, autour de certains bassins de vie. Toutes les communes n’ont pas besoin de 15 % de logements sociaux, mais il ne faut pas que celles qui sont les plus volontaires supportent le plus de charges. Viser 15 à 20 % autour de territoires à définir, ça ne serait pas du luxe.”
La solution qui aurait le plus d’impact sur l’accès à l’habitat en Belgique est celle qui divise le plus: la régulation des loyers. Le privé serait alors accessible à plus de ménages, libérant ainsi des logements publics. Même les loyers des logements AIS se verraient diminués. “Ces dix ou quinze dernières années, on a vu une volonté d’encadrer le marché, notamment à Bruxelles, avec une grille indicative. Mais forcer les propriétaires à baisser leurs loyers passe mal dans les politiques des derniers gouvernements, précise le sociologue Martin Wagener. Ce qu’il faudrait, c’est un équilibre entre du logement social, une médiation entre privé et public via les AIS et un contrôle des loyers contre les abus. Il faut trouver le dosage juste, cela revient à construire une horloge suisse.”