

Jeudi dernier, une action de sensibilisation était organisée à Genk en amont de la Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie du 17 mai. Un mouvement pacifique qui va pourtant tourner au drame. Selon les témoins, plus d'une centaine de jeunes ont commencé à "crier, lancer des bouteilles et cracher sur les cœurs arc-en-ciel". Un bénévole d'une opération LGBTQIA+ et deux employés de la ville sont alors agressés par des étudiants d'un collège de Genk.
Ces actes, aussi choquants qu'ils soient, sont loin d'être des cas isolés. Bien que les discriminations visant la communauté LGBTQIA+ soient punies par la loi dans de nombreux pays européens, dont la Belgique, leur nombre ne décroît pas. Selon le dernier rapport d'ILGA-Europe, "l'année 2022 a été la plus violente de ces dix dernières années pour les personnes LGBTQIA+" sur le Vieux Continent. Des bars gays ont même été visés par des attaques terroristes en Norvège et en Slovaquie l'année dernière, faisant plusieurs morts. Chez nous, l'Unia confirme que le nombre de crimes homophobes est également en hausse et que cela a continué en 2020-2021. Une étude bruxelloise réalisée par l'OBPS a pourtant confirmé que ces chiffres sont incomplets, les faits étant soit peu rapportés, soit peu pris en compte par la police vu le taux élevé de classements sans suite.
Qu'est-ce qui provoque tant de haine à l'égard de la communauté LGBTQIA+? Pour le savoir, nous avons interrogé Annalisa Casini, professeure de psychologie sociale à l'UCLouvain, afin d'identifier les racines de l'homophobie.
Selon l'universitaire, les actes homophobes sont le fait de différents groupes qui forment des constellations. Un premier exemple, ce sont les hommes cisgenres (c'est-à-dire dont le genre revendiqué correspond au sexe déclaré à la naissance). De manière générale, ils sont réputés un peu plus hostiles que les femmes. C'est ce que tend à confirmer l'Unia qui nous précise que dans les dossiers qu'elle a reçus, "nous avons constaté plusieurs agressions commises par des hommes en bande".
Puis il y a les individus particulièrement croyants, bien que religion et acceptation de l'homosexualité ne soient pas incompatibles. "Il y a toujours l'importance individuelle", rappelle Annalisa Casini, qui note à ce propos l'importance des contacts avec la famille LGBTQIA+. Ceux qui n'ont pas beaucoup de connaissances appartenant à cette communauté, voire pas du tout, ont plus de chances de nourrir des préjugés à ce sujet. "C'est ce qui fait qu'en ville et à la campagne, les choses sont différentes. Les gens de la campagne ne sont pas intrinsèquement plus discriminants, mais ils croisent moins de personnes LGBTQIA+. Celles-ci représentent donc toujours une menace pour eux. On a la même chose avec la chanson de l'été: on la déteste au début puis on finit par la trouver très sympathique. C'est le phénomène d'habituation".
Parmi les autres groupes réputés plus homophobes, on trouve enfin les personnes attachées à des valeurs traditionnelles, ou de façon plus globale celles adhérant au conservatisme. Puisque ces idées se retrouvent plus dans les classes soit défavorisées, soit au contraire très favorisées, l'homophobie y est plus fréquente que dans les classes moyennes.
Pour qualifier ce conservatisme, Annalisa Casini explique qu'"en psychologie, on parle d'une idéologie de dominance sociale". "Il s'agit d'une manière de hiérarchiser le monde, en jugeant qu'il est positif de faire en sorte que les dominés restent à leur place", dit-elle. Cet idéal de dominance sociale est ainsi un des moteurs principaux de l'homophobie.
En lien avec cette conception de la société, on trouve aussi l'idée qu'il faudrait se conformer à des normes de genre liées à l'hétérosexualité, avec des traits jugés typiquement masculins ou féminins. Toute personne qui ne les respecterait pas pourrait ainsi être punie. Les transgenres sont souvent pris pour cible. Idem pour certains homosexuels, à qui il est reproché de n'être pas assez masculin pour les hommes ou pas assez féminin pour les femmes.
Cette division de la société selon des rapports de dominance, notamment masculine, incite par ricochet certains hommes à commettre des agressions dans le but de prouver leur virilité, et donc leur statut de mâle alpha. "Puisqu'un certain type de masculinité est valorisé, c'est une façon d'affirmer sa place dans le groupe tout en punissant l'autre qui serait dans le 'mauvais' groupe", d'où le fait que des hommes gays en viennent également à renier leur orientation sexuelle et à devenir pour certains homophobes. Le cadre normatif importe plus que tout et est omniprésent. "L'objectif est de maintenir le statu quo d'une hiérarchie qui s'est fondée sur la notion de sexe biologique. Toutes ces questions de discriminations tournent autour des quatre dimensions de patriarcat, hétéronormativité, cisnormativité et de binarisme".
L'homophobie est donc intrinsèquement liée à d'autres sentiments d'hostilité comme la misogynie, "le tout formant un packaging". "C'est ce qui fait que des femmes adhèrent au sexisme tout autant que les hommes, parce que c'était considéré comme juste par le modèle sociétal". Pour l'homophobie, c'est pareil: des personnes homosexuelles peuvent se soumettre au cadre normatif et donc en adopter les idées.
"Pour analyser l'homophobie, il faut toujours avoir en tête la norme rompue par les personnes agressées", et cela vaut aussi pour les individus attachés à la religion. "Si dans ce registre, l'idée est que le dieu en question aurait donné un guideline très précis pour organiser la famille, les relations sexuelles, etc., la victime serait accusée de ne pas respecter une loi divine. Parmi les catholiques, on retrouve l’injonction disant que l'acte sexuel doit être uniquement pratiqué dans un but de reproduction, ce que transgressent les homosexuels".
Pour Annalisa Casini, il y a un lien entre l'hyper-croyance religieuse et la division très traditionnelle de la société. Cette relation est apparue très clairement lors des manifestations en France contre le mariage pour tous. "C'était l'idée que si on ne respecte plus la hiérarchie basée sur le genre et la sexualité, qui donne la priorité à l'hétérosexualité et au masculin, la société imploserait", analyse-t-elle. Encore une fois, l'enjeu pour ces personnes, ce n'est pas tant de dénoncer les différences de la communauté LGBTQIA+ mais de protéger ses privilèges.
On a ainsi identifié le socle de ces violences. Mais Annalisa Casini met ici un point d'honneur à rappeler qu'il n'est pas question que d'agressions physiques particulièrement visibles. Ces motivations représentent également le fondement de micro-discriminations "qui sont très pesantes sur le long terme et qui peuvent faire des dégâts tout aussi importants". "C'est ce qu'on qualifie en psychologie d'homo-négativité, de lesbo-négativité ou de trans-négativité. Si la phobie se réfère plutôt à un rejet total, il s'agit plus ici de comportements sournois mais quotidiens. Ce sont les petites blagues entendues dès le plus jeune âge, des méchancetés couvertes par l'argument de l'humour, etc. Puis s'il y a protestation, on entend des phrases comme 'On ne peut plus rire de rien' ou 'Tu es trop susceptible'".
La professeure de l'UCLouvain note également qu'il y a des différences entre les discriminations visant les LGBTQIA+ masculins et féminins. "Il y a par exemple plus de transphobie envers les femmes trans, et plus d'actes homophobes envers les gays comparé aux lesbiennes. Ces dernières subissent pour leur part plus une forme d'invisibilité. Là où un homme, homosexuel ou pas, est discriminé s'il adopte une attitude féminine parce que cela est vu comme inacceptable, on ne remarque pas la même chose chez les femmes avec un caractère dit masculin. Depuis les suffragettes, cela est mieux toléré et ça peut être assimilé à une posture féministe, ou à celui d'une femme de carrière. On ne pense pas forcément à la relation sexuelle. Il y a juste l'étiquette du 'garçon manqué', ce qui provoque moins de réactions, à l'exception de quelques lesbiennes qui se voient assimilées à des bimbos. Ces dernières suscitent le fantasme d'hommes hétérosexuels qui se sentent investis de la mission de les 'convertir' ou de les 'ramener sur le droit chemin', ce qui renvoie encore une fois à la notion de virilité".
Les bisexuels subissent quant à eux un traitement très spécifique, qui diffère radicalement des autres. "Ils ne sont pas pris au sérieux, que ce soit par les personnes hétérosexuelles ou homosexuelles. Ils sont soit considérés comme des homos qui ne s'assument pas, soit comme des gens un peu perdus dans leurs têtes. Il y a donc un déni de leur existence".
Certes, la société évolue et tend aujourd'hui vers l'égalité, ce qui pourrait augurer des jours meilleurs. L'homophobie est plus dénoncée et si toutes les agressions ne font pas l'objet de plaintes, cela reste mieux qu'auparavant, selon un schéma similaire au mouvement #MeToo. Pour Annalisa Casini, cela est lié à l'évolution des lois et à la mise en cause de valeurs traditionnelles, par exemple en acceptant l'idée qu'il y ait différentes nuances de masculinités. "La clé repose dans le changement des normes, ce qui est très compliqué et lent. Jusqu'en 2017 en Belgique, les personnes transgenres devaient passer, entres autres, par la stérilisation forcée pour pouvoir prétendre au changement de genre à l’état civil", rappelle-t-elle.
Mais en parallèle, une frange réactionnaire, qui est particulièrement violente, s'est elle aussi montrée de plus en plus revendicative. Cela se manifeste notamment parmi l'extrême-droite, comme aux États-Unis avec le trumpisme, ou dans certains pays européens comme dans les actuels gouvernements italien, polonais ou hongrois.
Il existe néanmoins plusieurs leviers pour lutter contre les préjugés homophobes. C'est par exemple le cas de la création de contacts avec des personnes de la communauté LGBTQIA+, "mais pas n'importe comment", précise Annalisa Casini. "Si on lâche un extrémiste de droite dans une boîte gay, il va en sortir avec encore plus d'aprioris. C'est aussi parce que la Gay Pride était vue comme un autre monde, sans qu'il y ait de relations interpersonnelles, que les gays étaient vus comme un groupe bizarre, ce qui n'aide pas à faire changer les choses. Par contre, si ces contacts se font par le biais d'amis, cette personnalisation de la relation peut amener à modifier sa vision du groupe. Il peut par exemple y avoir un impact plus fort si on a un couple gay comme voisin".
À l'école aussi, il y a un véritable enjeu pour déconstruire les préjugés. Des groupes comme "Gris Wallonie" invitent par exemple des personnes LGBTQIA+ dans les classes pour parler d'identité de genre et d'orientation sexuelle. "Un impact très important est celui des pairs. On a ainsi remarqué que les jeunes sont beaucoup plus influencés par ce que leurs camarades disent comparé à leurs parents".
Enfin, la professeure de l'UCLouvain cite également un autre moyen pour inciter à plus de tolérance: faire prendre conscience aux groupes dominants de leurs privilèges, en insistant sur le fait que cela n'est pas lié à l'ordre naturel des choses mais à une position sociale artificielle. "Le problème, c'est que c'est difficile à mettre en place, parce que personne n'a envie de s'entendre dire que l'on profite du système. On peut néanmoins agir en changeant des normes, par exemple via la télé. On a des séries grand public qui intègrent ces questions LGBTQIA+. 'Plus belle la vie', qui était à la base une série hétéronormée, a représenté un levier magnifique en faisant des personnages plus queer. Cela normalise les choses. Les médias sont très importants dans l'évolution des normes, c'est certain. Aujourd'hui, j'ai entendu parler de la journée mondiale contre l'homophobie tôt et j'en entendrai sûrement parler jusque tard. Il y a quelques années, ce n'était pas nécessairement le cas. On en parle plus cette année-ci que l'année passée et on en parlera peut-être encore plus l'année prochaine".