
Violences envers les policiers : la justice est-elle trop laxiste ?

L'image est forte. En novembre dernier, au lendemain de la mort de l’inspecteur Thomas Monjoie, poignardé près de la gare du Nord à Bruxelles, ses collègues se sont réunis pour lui rendre hommage devant le Palais de Justice. Mais dos au bâtiment. Ils entendaient ainsi exprimer leur état d’esprit et protester contre l’action qu’ils considèrent défaillante du système judiciaire. Des syndicats réclamaient la démission du ministre de tutelle. Selon eux, une certaine impunité règne depuis des années à Bruxelles et dans d’autres grandes villes du pays face aux violences commises à l’encontre de policiers. Ce sentiment a été ravivé, entre autres, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre. Les forces de l’ordre ont fait l’objet de caillassages et de tirs de mortiers. Vincent Gilles, le président du syndicat SLFP Police, fulminait alors qu’on puisse s’étonner de la puissance des feux d’artifice utilisés, plus que de leur usage. Il appelait de ses vœux à une remise en question “de la justice et des magistrats”. Le même ironisait: “Les agresseurs de policiers passaient moins de temps au Palais de Justice que les collègues de leurs victimes qui les emmènent devant le juge”. Mais ce laxisme supposé est-il réel?
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Punition préventive
“Trop laxiste, la justice? Ça se saurait!”, réagit la juge Manuella Cadelli. Elle a dirigé l’Association syndicale des magistrats (ASM) entre 2013 et 2019 et préside l’ASBL Justice for Rule of Law. "Les prisons sont en surpopulation. 30 % des détenus sont en détention préventive. Donc, ils sont présumés innocents. Or, par exemple, un prévenu de 19 ans sans casier et en préventive depuis six mois pour des faits de violence a une faible probabilité d’être, au bout du compte, condamné à un an de prison ferme. Le curseur du système judiciaire est déjà très haut en matière de détention préventive. Par ailleurs, les juges appliquent les lois. Des lois votées par le législateur. Ils ne peuvent corriger des anormalités. Si une loi est inadaptée, c’est au législateur de la modifier, pas au juge.”
Manuella Cadelli faisait allusion à la séquence d’événements qui a malheureusement débouché sur la mort de l’inspecteur Thomas Montjoie. Son meurtrier, un individu fiché par l’OCAM comme radicalisé, s’était d’abord rendu dans un commissariat pour demander à être enfermé en institution psychiatrique parce qu’il craignait de commettre un méfait sanglant. Les services de police avaient alors pris contact avec le magistrat de garde du parquet de Bruxelles. Ils demandaient de lancer la procédure “Nixon” de mise en observation psychiatrique. Il était apparu que le futur meurtrier ne remplissait pas les critères légaux parce qu’il était prêt à se faire soigner volontairement. Il était ressorti libre, conformément à la loi, avec les conséquences que l’on sait. La mort de Cédric Montjoie a déclenché l’ire de la Police envers la justice, à tort en l’occurrence. Le “laxisme” ne peut se mesurer à l’aune d’une loi mal rédigée. Ni en fonction du taux de remplissage des établissements pénitentiaires…
Les chiffres noirs
“Les données en la matière sont assez difficilement objectivables, reconnaît Vincent Séron, président du département de criminologie de l’ULiège. Il y a une part importante de chiffres noirs au niveau de l’agression des policiers et des services de secours dans la mesure où une part des agressions ne sont pas rapportées par les intéressés aux services de police et par conséquent, à la justice.” Le SLFP Police a réalisé, en 2020, un sondage au sujet de la violence subie par les policiers. 4.000 répondants avaient participé. Plus de 75 % d’entre eux déclaraient avoir été confrontés dans les douze derniers mois à de la violence verbale et au moins à deux délits de violence (menaces, intimidations). En outre, plus de 38 % déclaraient avoir été victimes dans les douze derniers mois de violence physique.
Ce n’est pas parce que les agresseurs ont été relâchés qu’ils ne vont pas être poursuivis ultérieurement.
Un élément de cette enquête conforte les propos du professeur Séron: 67 % des policiers ayant subi des agressions verbales ou des menaces et intimidations ont déclaré ne pas avoir rédigé de procès-verbal. Seulement 46 % l’ont fait pour les agressions physiques. “Ce sentiment d’impunité vis-à-vis des auteurs de violences envers les policiers peut trouver une de ses racines dans ce phénomène. Ne pas rédiger de PV, ça n’efface pas le souvenir de l’agression”, ajoute l’expert. Sans aucun doute, mais alors, que penser des violences contre des policiers actées par des PV, dont les auteurs se retrouvent rapidement libres? Les 139 personnes arrêtées administrativement et - surtout - les 21 autres arrêtées judiciairement durant la nuit de la Saint-Sylvestre ont été libérées presque immédiatement. “Ce n’est pas parce que les agresseurs ont été relâchés qu’ils ne vont pas être poursuivis ultérieurement. Pour avoir une image exacte d’une impunité qui frapperait plus les auteurs de violences contre les policiers, il faudrait pouvoir comparer ce qu’il advient des agressions commises sur le citoyen lambda. Comparer, par exemple, le taux de classement sans suite pour “coups et blessures” des deux populations: la population générale et les policiers. Malheureusement, à ma connaissance, cette étude n’a pas été menée.”

Seulement 46 % des policiers dressent un procès-verbal lorsqu’ils sont victimes d’une agression physique. © BelgaImage
Classements sans suite
Le taux d’affaires classées sans suite pour des faits de coups et blessures pour la population générale est de 11,62 % selon la SLFP Police et le ministère public. Ces données sont globales et ne contiennent évidemment pas de rubrique “coups et blessures envers les forces de l’ordre”. Alors que chez les policiers, selon Vincent Gilles, “33,5 % des coups et blessures passent à la trappe”. Comparés aux 11,62 % de classement sans suite pour les citoyens lambda, on pourrait en conclure que la justice est trois fois plus clémente avec les agresseurs de policiers qu’avec ceux de la population lambda. Sauf qu’il n’existe pas de traces écrites de ces taux de classement sans suite relatifs aux violences faites aux policiers. “Je les ai notés lors d’une entrevue qui réunissait les représentants de la police et le collège des procureurs. Ces chiffres émanaient des autorités judiciaires. Aucun document n’a été distribué”, regrette Vincent Gilles.
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“Cela a été dit au cours d’une réunion informelle avec le ministre de la Justice et certains procureurs de différents arrondissements judiciaires”, confirme Raoul Moulin, secrétaire permanent police pour la CSC. Eddy Quaino, délégué permanent à la CGSP pour le secteur de la police, s’accorde également… Mais selon lui, “dans tous les jugements de dossiers dont les policiers étaient les victimes, il y avait plus de sévérité que si c’était le quidam”. Nouvelle info, plutôt à contre-courant des deux témoins précédents. Trois sources convergent vers le même taux de classements sans suite pour les forces de l’ordre: environ 33 %. “Pour la population globale, c’était, si ma mémoire est bonne, de l’ordre de 54 ou 64 %.” Pas 11, 62 %, donc.
Plus que prévu
Ce taux de 11,62 % ne décrit pas tout à fait la proportion des dossiers “coups et blessures” classés sans suite, mais la proportion des dossiers “coups et blessures” classés sans suite dans l’ensemble des dossiers classés sans suite. Le taux de classement sans suite des coups et blessures serait donc plutôt, après calcul, de 64,2 %. Ancien président du Collège des procureurs, Ignacio de la Serna a prêté serment à la Cour de cassation. Il nous explique : ”Des efforts ont été faits par le ministère public pour être plus efficace. Je suis quasiment certain que le taux de traitement des dossiers pour des affaires de violence à l’égard de policiers est supérieur au taux normal de poursuites”. Ces propos ont été confirmés par Ingrid Godart, nouvelle procureure générale de Mons. Avec 33 %, contre 64 % de classements sans suite, les agresseurs de policiers sont donc presque deux fois plus poursuivis que ceux de la population en général. La justice ne lâche donc par les policiers.
Les derniers chiffres
Une base de données (Misi) répertorie depuis 2017/2018 les violences faites aux forces de l’ordre. En moyenne, il faut compter 12.462 faits de violence par an, avec une pointe en 2020 à 13.343. Les faits enregistrés pour 2022 sont au nombre de 10.633, mais la police admet que “ces chiffres ne sont pas complets”. Parmi ces faits, on compte:
4.303 infractions contre l’autorité publique/rébellions
2.486 infractions contre l’autorité publique/outrages
1.057 infractions contre l’intégrité physique/coups et blessures
859 infractions contre la sécurité publique/menaces
253 violences verbales en état d’ivresse
1.675 autres violences