
Delhaize : "Quand les gens n’ont plus perspective, on peut craindre des gestes de désespoir"

C'est une lionne qui se bat aux côtés des travailleurs du monde de la distribution. Et ces travailleurs sont souvent… des travailleuses. Au fil des décennies, gravissant les marches de la FGTB jusqu’à être aujourd’hui présidente du Setca, Myriam Delmée a appris à rugir pour se faire sa place dans un monde où les coups de gueule font la loi. Cette Borine l’avoue avec aisance: “Être femme dans le monde syndical, vous n’avez pas d’autre choix que de durcir le ton même si ce n’est pas votre naturel”. Si toutes ses attaches restent dans le Borinage, elle “kotte” désormais la semaine à Bruxelles avec son fils aux études pour éviter la pollution de longs déplacements quotidiens.
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Est-ce que le conflit chez Delhaize est le plus difficile que vous ayez eu à gérer?
Myriam Delmée - Certainement, parce qu’on n’a pas d’interlocuteur côté patronal. D’habitude, face à une restructuration classique, on sait dès le départ où on va avec le nombre de licenciements, qui sera repris ou pas. Ici, nous sommes face à une direction dont on a l’impression qu’elle se joue de la loi plus qu’autre chose et que le sort des travailleurs inquiète peu.
On a l’impression que la direction n’en a vraiment rien à foutre de ce qui arrive aux travailleurs.
Mais vous êtes partie en vacances quelques jours…
Sur Facebook, on peut suivre les photos des patrons partis aux sports d’hiver il y a quelques jours pendant que 11.000 travailleurs sont dans la dèche. Pourquoi devrais-je annuler mes vacances anticipées de longue date alors que la direction ne le fait pas? C’est un des éléments qui fait d’ailleurs qu’on a l’impression que la direction n’en a vraiment rien à foutre de ce qui arrive aux travailleurs. Il n’y a aucune empathie vis-à-vis du personnel. Au contraire, on resserre les vis à chaque fois. Ils mettent des gardes aux entrées pour empêcher les piquets de grève alors qu’il n’y a eu aucune violence du personnel, sinon l’exercice du droit de grève, ni plus ni moins.
Est-ce que la négociation sociale est encore possible aujourd’hui?
Je l’espère. Parce que si on donne l’exemple du contraire chez Delhaize, moi j’ai peur qu’on en revienne à des formes de violence. À un moment, quand les gens n’ont pas de perspective, on peut craindre des gestes de désespoir. Cela fait peur. Chez Delhaize, on avait une tradition de dialogue jusqu’il y a peu.
Qu’est-ce qui a changé?
On a en face de nous une direction qui n’a plus aucun pouvoir. On nous remet depuis un an en poste des gens qui avaient disparu du circuit chez Delhaize. Ce sont des seconds couteaux qui réapparaissent. Les gens qui avaient de l’envergure par le passé sont tous partis. Ceux qui restent n’ont pas pensé le plan seuls et ne sont là que pour être les marionnettes d’une direction qui agit de plus haut.
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Bloquer comme ça et faire grève aussi longtemps, est-ce la bonne méthode? Est-ce que tout l’outil ne va pas finalement être détruit?
Je ne sais pas si l’attitude des travailleurs n’est pas bonne, ou si c’est celle de la direction qui ne l’est pas. Si on avait structuré le mouvement syndicalement, on ne ferait pas grève tous les jours dans certains magasins. On se serait mis dans un schéma de longueur avec des pertes d’argent moindres pour les travailleurs. Ici, on est dans une réaction émotionnelle avec des travailleurs qui n’avaient pas fait grève de toute leur vie jusque-là, même au moment de la restructuration il y a huit ans. Ce sont des gens qui débraient spontanément. Je lis qu’on veut casser l’outil. Pas du tout. C’est un geste de dégoût de personnes qui ont travaillé entre trente et quarante ans chez Delhaize et qui se voient mises sur une voie de garage et lâchées en rase campagne, quatre à cinq ans avant leur pension, simplement pour pouvoir garder des marges de croissance. C’est aussi ça la difficulté. On n’est pas dans une entreprise moribonde. On est dans une entreprise qui pourrait continuer à faire du profit, éventuellement en adaptant son modèle de magasins intégrés. Et là, on nous dit “non”, on veut la même croissance qu’un indépendant et donc tout franchiser. Vous n’avez d’ailleurs pas la même attitude chez les travailleurs de Mestdagh que chez Delhaize alors qu’ils sont franchisés l’un et l’autre. Mais chez Mestdagh, le modèle est en perte depuis des années.

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Est-ce que ce n’est pas tout le modèle de la distribution qui est en train de basculer?
Bien sûr. Mais on doit l’accompagner comme on le demande depuis une dizaine d’années, en mettant en avant tous les défis qu’on a à rencontrer avec les comportements des consommateurs qui changent et le développement du e-commerce. De plus, on n’a toujours pas réglé non plus les problèmes d’harmonisation fiscale par rapport aux pays voisins, alors qu’on sait que nous sommes entourés de frontières. Tout le monde sait que c’est moins cher d’acheter à l’étranger mais quand est-ce qu’on a un dialogue social pour éviter des drames? Le politique a des responsabilités. Il ne refuse aucun permis d’exploitation. À un moment, on se rend compte que le marché est saturé et que la seule variable qui reste, c’est le statut des travailleurs. On devrait accepter sans rien dire. Ce n’est pas possible.
Le manque d’honnêteté de Delhaize est dérangeant.
Et donc vous avez claqué la porte.
On ne l’a même pas claquée. Elle ne s’est pas ouverte. Si nous nous étions mis dans un schéma de la loi Renault, nous serions dans une phase d’information suivie par des négociations. Ici nous avons peu d’informations et aucune négociation. C’est une remise en cause profonde du plan que nous voulons. Quand on annonce un licenciement collectif, on sait qu’on va négocier les conditions de départ. Ici, on nous dit que tout va rester en l’état. Or on sait tous que c’est faux. C’est ce manque d’honnêteté de Delhaize qui est dérangeant.
Le centre de décision s’est déplacé aux Pays-Bas. C’est ça le problème?
C’est clair que notre modèle de concertation n’existe pas là-bas. Mais la plus grosse différence, c’est la qualité de l’emploi. Il y a énormément de franchises aux Pays-Bas et les contrats sont essentiellement étudiants, flexi-jobs et précaires. Aux Pays-Bas, un job dans le commerce c’est un job complémentaire. Nous, en Belgique on fait carrière dans la distribution. On peut s’épanouir et vivre d’un job dans le commerce. Et pour une série de gens peu qualifiés qui accèdent à une carrière, cela signifie des droits sociaux et une pension. Les emplois qu’on proposera demain ouvriront peu de droits sociaux. C’est ça la réalité de la franchise. On a un choc entre un gouvernement qui dit que tout le monde doit travailler et une culture entrepreneuriale qui dit que tous ces gens-là, on peut les jeter. Le politique doit rappeler les devoirs à ces entreprises. Le commerce intégré, c’est 100.000 emplois. S’ils passent à la trappe, c’est 100.000 personnes sur le marché du travail sans qualifications. Ils n’auront pas accès à un vrai emploi dans la franchise. Si on regarde le commerce depuis le début de l’année, c’est 2.000 emplois en moins chez Makro, de l’emploi en moins chez Mestdagh et maintenant Delhaize.
Le secteur de la distribution, vous l’avez vu évoluer.
Le secteur régresse. Avec un patronat qui s’est durci et multiplié. À une époque, Coméos faisait son business en termes d’affiliation sur des enseignes comme Carrefour, Delhaize, Colruyt. Aujourd’hui, ils ont du mal à percer en termes de fédération patronale dans des entreprises comme Jumbo, Albert Heijn, Action. On a l’impression que pour les rallier, ils font de moins en moins de social en se basant sur des conventions collectives négociées il y a vingt ans. À un moment, plus personne ne respecte les conventions parce que les nouveaux intervenants ne les respectent pas. On a de plus en plus d’entreprises libérées de tout syndicat qui font leur popote dans leur coin. Decathlon en est un des meilleurs exemples. Quand il y a une conciliation qui est demandée par le ministère, Decathlon ne vient pas et se fiche d’être condamné derrière. J’en ai marre qu’on nous caricature comme des gens obtus, alors que les obtus sont dans l’autre camp.
Alors, quelle solution?
Un juste modèle. Je ne suis pas communiste. Ça ne me dérange pas qu’il y ait du bénéfice dans une entreprise. Mais il y a une responsabilité patronale de répartir ses gains sur les travailleurs et de créer de l’emploi. C’est ce que j’attends d’un patron. Je ne suis pas pour les magasins d’État. Je suis pour un juste modèle. Mais l’équilibre aujourd’hui est rompu.