
"On me voyait comme un bon à rien" : ces jeunes qui s'engagent dans le service citoyen après leurs études

Jeudi matin à l’École communale de l’Orangerie (Wavre). Victoria, 21 ans, vient de terminer l’accueil des parents et des enfants. Dans cet établissement public inclusif qui accueille des kids de 2,5 à 12 ans, dont des élèves issus de l’enseignement spécialisé, des enfants souffrant de troubles de l’attention, il règne pourtant un silence (quasi) religieux. On retrouve la jeune Brabançonne dans la “salle aux émotions”. “Je suis un peu l’ombre de l’éducatrice, précise-t-elle, sourire jusqu’aux oreilles. J’encadre les enfants, je les surveille durant les récrés, je fais de l’administratif et participe aussi à l’élaboration de projets pédagogiques divers, comme l’initiation au vivre ensemble ou à la communication non violente.” Victoria n’est pas éducatrice, ni même enseignante, stagiaire ou étudiante. Elle est en service citoyen. Un type de programme de plus en plus populaire en Europe et destiné aux jeunes de 18 à 25 ans. Service citoyen en Belgique, civique en France, civil en Italie, volontaire en Allemagne… Ces nouvelles politiques de jeunesse sont présentes aujourd’hui dans plus de 60 pays. Concrètement? À quels jeunes ces programmes se destinent-ils? Forment-ils des travailleurs, de futurs humanitaires objecteurs de conscience, de bons petits patriotes?
Au service citoyen belge, les jeunes s’engagent pour six mois. Ils accomplissent des missions au sein du millier d’organismes partenaires, actifs dans l’aide aux personnes, par exemple, ou le développement durable. Citons notamment des missions auprès de la Croix-Rouge, d’Oxfam Solidarité, des centres régionaux d’intégration ou du laboratoire d’écopédagogie Écotopie. En alternance, ces jeunes engagés suivent également des formations un jour par semaine. Des programmes obligatoires, comme les premiers soins, l’interculturalité, la connaissance des valeurs et des institutions démocratiques ou la consommation responsable. Mais aussi d’autres cursus au choix, comme l’animation ou le travail sur soi. La formule semble en tout cas enchanter cette ex-étudiante quelque peu désabusée. “Mes secondaires se sont bien passées, mais je n’ai pas du tout aimé le milieu universitaire. J’étais un numéro, sans aucun soutien des profs, ni proximité dans un monde déshumanisé. J’ai arrêté. La période du Covid n’a pas non plus aidé…”
Un modèle belge inspirant
C’est sur Instagram que la jeune fille découvre alors le service citoyen. “C’était une super-opportunité de prendre une pause, de réfléchir à mon avenir. Une chose impossible à faire lorsqu’on fait des études. Et cette première mission se passe très bien, je suis ravie.” Un avis partagé par l’école qui l’accueille? N’est-il pas trop contraignant de prendre en charge une personne non qualifiée au sein de l’établissement? “Au contraire, réfute l’éducatrice Valérie Simal, sa tutrice. Victoria a 21 ans et elle est donc plus mature que les stagiaires de 18 ou 19 ans. Elle est davantage autonome et sa démarche me semble aussi plus volontaire. Ce n’est donc pas du tout un boulet! Je la vois même comme mon bras droit, une personne qui me permet de me dédoubler.”
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Pour François Ronveaux, directeur général de la Plateforme pour le service citoyen, c’est win-win-win. “Toutes les parties sont gagnantes: le jeune, l’organisme qui l’accueille, et la société.” Mais ce service citoyen ne s’adresse pas uniquement à des détenteurs du diplôme d’enseignement secondaire (CESS) en perte d’orientation. “Il accueille tous les jeunes de 18 à 25 ans, sans aucune distinction. De l’ado paumé qui sort d’IPPJ aux universitaires, du détenu sous bracelet électronique au primo-arrivant ou aux personnes porteuses d’un handicap. La mixité sociale et l’interculturalité n’y sont pas de simples valeurs mais bien des principes pédagogiques.” À la différence d’autres services civiques européens qui se focalisent surtout sur les missions individuelles, la déclinaison belge met en effet l’accent sur la cohésion au sein de chaque promotion. “Les Pays-Bas se sont inspirés de notre modèle pour créer le leur. Nous en sommes très fiers.”

Beaucoup de jeunes désabusés changent leur rapport à la société après avoir accompli un service citoyen. © DR
Boost de confiance
Avant d’entamer leur première mission, les jeunes Belges passent trois jours ensemble afin de mieux se connaître et travaillent ensuite en parallèle sur des chantiers communs, comme la plantation d’une haie ou le nettoyage d’une rivière. “Je suis très proche des autres jeunes de ma promotion, confirme Victoria. On a un groupe Messenger et on va boire des verres ensemble.” Une cohésion qui n’a pas pour seul but de favoriser la mixité sociale mais vise aussi à pallier le manque de confiance en autrui, l’un des maux systémiques de la génération Z. “Une étude française indique même que le service civique permet de tripler la confiance en l’autre. C’est énorme.” Après une seconde mission dans un centre d’accueil, Victoria compte reprendre des études d’éducatrice. “Qu’ils enchaînent les échecs ou sortent de l’université, poursuit François Ronveaux, tous ces jeunes ont choisi de servir la société. Et cela donne de l’assurance de voir que d’autres personnes ont fait le même choix.”
Avant de commencer son service citoyen à l’Envol, un centre de jour pour personnes présentant une déficience intellectuelle, Julien ne croyait pas beaucoup en ses chances. “Quand j’entends ma tutrice me dire que je suis responsable, aimable, ponctuel et discret quand il faut, cela fait un bien fou, lâche cet Hennuyer de 24 ans. Car l’école et ma famille ne m’ont pas beaucoup soutenu. Je ne recevais pas de compliments, on me voyait même comme un bon à rien.” Après un parcours difficile en secondaires professionnelles, Julien a repris du poil de la bête. “Dans le cadre de ce service citoyen, j’ai notamment suivi une formation en expression orale pour soigner ma timidité et me permettre de parler en public.” Tandis que le cursus “démocratie” lui a permis de balayer certains clichés. “En visite au Parlement, je me suis rendu compte que les députés sont plus investis que je ne le pensais.”
Lou, elle, a décidé de faire une pause après ses études secondaires. Très angoissée par la charge de travail, elle a passé sa rhéto sous traitement médicamenteux et a réussi cette dernière année en intentant un recours contre l’État. Mais au lieu d’opter pour une année sabbatique, elle s’est inscrite au service citoyen. “Histoire de reprendre une routine, de me lever chaque matin”, précise cette jeune fille de 18 ans. Reste que sa première mission au sein d’un centre de demandeurs d’asile de la Croix-Rouge ne lui a pas plu. “Cela ne correspondait pas à mes attentes car je voulais faire de l’animation pour les enfants, mais cette mission se déroulait durant les heures scolaires. Impossible. Alors je faisais un peu de logistique mais j’avais l’impression de tourner en rond.” Après un mois, Lou a donc mis un terme à sa mission. Mais elle reste optimiste. “On est très bien soutenu, encadré, et ma référente a une piste pour une nouvelle mission au sein d’une maison de repos où je pourrais faire de l’animation.” Plus tard, elle compte également poursuivre ses études.
Ces jeunes prennent confiance et 70 à 80 % d’entre eux reprennent des études ou trouvent un job.
Un bon tremplin à l’emploi? “Nous ne sommes pas un énième service d’activation, tempère François Ronveaux. Ce n’est donc pas un objectif mais plutôt un effet. On constate que lorsqu’on propose à des jeunes de prendre le temps de réfléchir, de gagner en confiance, 70 à 80 % d’entre eux reprennent des études ou décrochent un job.” Des résultats pour le moins prometteurs. Même chez les jeunes qui abandonnent leur service citoyen. “Parmi les 15 à 20 % de personnes qui lâchent le programme, la moitié le font parce qu’elles ont obtenu un travail ou décidé de reprendre des études.”
Aucun statut officiel
Malgré ces résultats, la Belgique reste le parent pauvre européen en la matière. Si de plus en plus de jeunes sont tentés par la formule - ils devraient être 850 en 2023 et plus de 1.000 l’année prochaine -, le service citoyen n’a encore aucun statut officiel chez nous et reste sous-financé. Avec des subsides annuels d’environ 5,5 millions d’euros, la déclinaison belge fait pâle figure. À titre de comparaison, la France y consacre 540 millions et l’Italie, 300 millions. Quant au programme néerlandais, il a bénéficié d’une enveloppe de 100 millions d’euros. “Voilà pourquoi il faut institutionnaliser le service citoyen et lui octroyer un financement fédéral. La citoyenneté est d’ailleurs une compétence fédérale. Créer un véritable statut, à côté de celui de travailleur, de chômeur ou d’étudiant, permettra de donner des ailes au programme, mais aussi de régler les questions sociales et fiscales.” Les jeunes en service citoyen perçoivent 10 euros par jour - la moyenne européenne se situe autour de 25 euros - mais peuvent cumuler d’éventuelles allocations de chômage. “Mais tous les jeunes en stage d’insertion ne touchent que ces 10 euros.”
Quel budget faudrait-il allouer pour donner les pleins pouvoirs à ce programme et lui conférer le statut de véritable politique publique de mobilisation de la jeunesse? Pour toucher 10 % de la tranche d’âge, précise la Plateforme, soit 10.000 jeunes par an, la Belgique devrait dégager une enveloppe de 90 millions d’euros. Son directeur reste cependant optimiste. “Tous les partis francophones et néerlandophones de la Vivaldi nous soutiennent et nous espérons donc que le service citoyen soit institutionnalisé avant la fin de cette législature.” Soit avant l’été 2024.
Colonie pénitentiaire ?
Après les violences de l’année dernière lors de matchs de la Coupe du monde de foot ou contre la police, certains voudraient rendre ce service citoyen obligatoire. C’est notamment le cas des libéraux. Interrogé par La Libre, David Leisterh, chef de file MR à Bruxelles, y voit le moyen de contrer “l’érosion du respect de l’autorité” et le taux de chômage très élevé dans certains quartiers de la capitale. Le service citoyen serait-il le successeur de feu le service militaire, voire une colonie pénitentiaire? “Chaque parti le récupère à sa sauce, constate François Ronveaux, directeur général de la Plateforme pour le service citoyen. Certains y voient un outil pour former de petits entrepreneurs, d’autres, des citoyens solidaires, d’autres encore, de bons patriotes…” D’où l’intérêt, aussi, d’en faire un projet fédéral pour établir sa véritable identité.