
Une nuit avec le collectif Collages féministes : "Si on doit passer par les voies légales, on ne nous donnera jamais la parole"

Mercredi, 22 heures. La place Flagey à Ixelles est plongée dans une semi-obscurité. Certains profitent encore de la terrasse du Belga pour un dernier verre avant la fermeture. Quelques pas plus loin, entre la devanture du bar et un passage pour piétons, Manon et Suzy patientent dans l’indifférence générale. Celles et ceux qui passent à côté d’elles ne le savent pas, mais le gros sac de courses posé à leurs pieds contient bac à peinture, colle et brosses et non des victuailles. Ce soir, une partie des “colleureuses” (terme inclusif désignant les colleurs et colleuses) de la branche ixelloise du collectif “Collages féministes Bruxelles” se sont donné rendez-vous pour une petite session dans les rues de la commune. Bonnet enfoncé sur la tête, veste noire et bottines, Alice arrive à son tour, suivie par Mathilde et Lola. “On marche beaucoup, surtout quand on n’a pas d’itinéraire précis en tête, commente cette dernière. On se donne un point de rendez-vous, on avance, on voit un mur, on colle!” Ce qu’ils et elles collent: des slogans évocateurs dénonçant les discriminations, violences et injustices vécues par les minorités. Un procédé assez simple qui permet aux membres du collectif - majoritairement des femmes, mais aussi des personnes faisant partie des minorités de genre - de porter leurs revendications aux yeux de tous.
Plus tôt dans la semaine, la petite équipe s’est organisée via des groupes de conversation dans l’application de messagerie cryptée Signal, moyen de prédilection pour communiquer. “J’ai seau, rouleau et brosse. On a de la colle?” C’est aussi par ce biais que se discutent les slogans qui seront mis aux murs. “Ils sont source de nombreux débats, explique Alice. Souvent, quelqu’un propose une thématique (les poils, l’avortement, la maternité…) et d’autres imaginent des slogans percutants sur lesquels on échange. On a tous et toutes un regard personnel, parce qu’on vient de milieux et d’orientations différents.” “Il y a un socle commun du féminisme, mais le spectre est large, complète Lola. On est confrontés aux idéaux et à l’engagement des autres qui ne ressemblent pas toujours aux nôtres. Tout le monde vient avec sa compétence: imaginer le slogan, le peindre, le récupérer et le déposer ailleurs, apporter le matériel…”

Du matériel caché dans des sacs de courses. © Pauline Zecchinon
Ce soir Manon et Mathilde ont apporté quelques rouleaux de slogans prêts à être placardés. “Aujourd’hui, c’est un peu du recyclage. Mais parfois, on suit une thématique particulière autour d’un sujet présent dans l’actualité par exemple.” Le principe: un caractère sur des pages A4 pré-attachées ensemble, qu’il n’y aura plus qu’à dérouler sur le mur encollé pour former le message en lettres capitales. Les premiers collages féministes sont apparus début 2019 à Marseille, à l’initiative d’une militante féministe voulant sensibiliser aux féminicides. Très vite, le mouvement s’est étendu à d’autres villes, traversant les frontières et élargissant son champ d’action. Aujourd’hui, il y a des groupes de collages féministes dans toutes les grandes villes belges et françaises. Mais des collectifs semblables existent dans toute l’Europe, en Amérique, en Asie… En à peine deux ans, le mouvement est devenu mondial.
🡢 À lire aussi : « Nous réclamons plus de moyens des institutions pour lutter contre le sexisme dans l'espace public »
Considéré comme du vandalisme
À la lumière d’un réverbère, les filles se sont réunies autour d’un banc pour préparer la colle. Un mélange d’eau et de poudre destiné, au départ, au tapissage. “Laissez reposer pendant 20 à 30 minutes…, rigole Suzy en lisant les instructions notées au dos de la boîte. On n’attend jamais aussi longtemps!” C’est que la rapidité est synonyme d’efficacité lorsqu’on mène une action considérée comme du vandalisme. Les “colleureuses” opèrent donc aux heures où l’obscurité les dissimule et où les regards se font discrets. “Si on doit passer par les voies légales, on ne nous donnera jamais la parole, tranche Alice. On a une voix, alors on va dire ce qu’on a à dire coûte que coûte. On les (les hommes - NDLR) oblige à voir, à regarder. On leur met le message sous les yeux.” Prises en flagrant délit par la police, elles risquent une amende de quelques centaines d’euros. Mais sur les deux années d’existence du collectif, cela ne s’est encore jamais produit. Au mieux, la police les laisse tranquilles. Au pire, elle contrôle leur identité.
En à peine quelques minutes, le premier mur déniché par Manon est habillé. Pendant que l’une prend le rôle de guetteur, les autres s’organisent aussi vite que l’éclair. La brosse pleine de colle s’étale sur le mur. Des mains déroulent la bande de papier. Passage du rouleau. “GARDE TON AVIS SUR MES POILS” brille fièrement entre un treillis et quelques cartons, le blanc du papier éclaircissant l’obscurité. “C’est thérapeutique, s’écrie Alice en reculant de quelques pas pour admirer le résultat. J’en ai marre de me faire traiter de pute en rue, de devoir supporter toutes ces injonctions. Alors coucher ce que tu as à dire sur le papier et le coller, ça rend fort.” Les motivations à rejoindre le collectif “Collages féministes” sont nombreuses et diverses, mais une semble les mettre tous et toutes d’accord: le collage, c’est aussi et surtout un moyen de reconquête et de réappropriation de l’espace public. Une marque de colère contre le patriarcat, dont la rue devient le symbole.

Une marque de colère pour exprimer sa liberté. © Pauline Zecchinon
De la rue aux réseaux
“TU AS LE DROIT DE NE PAS VOULOIR D’ENFANT” plaquent-elles ensuite rapidement au carrefour de plusieurs rues. On ne perd pas de temps, tout au plus celui de prendre une photo de l’œuvre. Photo qui sera relayée sur les réseaux sociaux du collectif, véritable caisse de résonance des actions menées. “Depuis toutes petites, on nous éduque à être mères. Depuis la poupée entre les mains jusqu’à l’âge adulte, on nous bassine avec ça comme si c’était le but ultime…, explique quelques jours plus tard le collectif sous un post Instagram liké près de 2.000 fois. Nous n’avons pas à justifier notre non- désir de nous reproduire. Nous n’avons pas à enfanter simplement parce que d’autres ne peuvent pas. Nous ne devons rien à personne.” Quant à l’impact du slogan sur les citoyens, qu’il suscite le questionnement, l’étonnement ou parfois la colère et l’agressivité, il laisse peu indifférent.

Les affiches collées sont photographiées pour être relayées sur les réseaux sociaux. © Pauline Zecchinon
“Je pense qu’à force de coller ces messages, et de voir le large spectre de sujets et de domaines dans lesquels les femmes et les minorités sont concernés par l’oppression, il faut se mettre une sacrée visière devant les yeux pour nier les violences”, précise Alice. Constater, une fois la nuit levée, que des passants s’arrêtent devant ces murs, que des enfants questionnent leurs parents, leur donne de l’espoir. “C’est à ce moment-là que je me dis: oui, ça marche. Je ne sais pas si le message passe, mais il est lu, il crée le débat et il plante des graines. C’est ça, se réapproprier la rue”, sourit Lola. Tous les messages ne subissent pas le même dénouement heureux. Il faut faire avec la violence de ceux qui jugent que les colleureuses “détériorent l’espace public” et arrachent les lettres imprimées à peine collées. “Elles vont se faire violer.” ”Celle-là, je la prends et je la retourne”, a déjà entendu Lola en pleine session de collage. “Mais j’ai plus d’expériences positives: des personnes qui nous remercient, nous encouragent, nous proposent de nous aider. C’est ce que je préfère retenir.”
🡢 À lire aussi : Il y a des féminismes mais pas de petite violence
Sororité, adelphité
Le long des rails de chemin de fer, les filles profitent d’une ruelle plus calme pour se lancer dans un collage plus important. Les mains gelées par le froid replongent encore une fois dans le seau de colle. “Tu guettes?”, lance Alice à Mathilde, qui prend le relais pendant que les autres enduisent déjà la surface du mur. Avant ce soir, certaines ne s’étaient encore jamais croisées. Le jour, elles sont médecin, chargée de communication, étudiante, éducatrice spécialisée... Elles vivent leur vie chacune de leur côté. Ne sont pas des grandes copines qui se racontent tout de leurs journées. Mais quand vient la nuit, rien n’est plus fort que le groupe, les valeurs et l’engagement qui les unissent. “Il y a une confiance inhérente au groupe. On sait qu’on doit pouvoir compter sur les personnes qui sont à côté de nous. C’est important de se sentir en sécurité quand on colle”, rappelle Lola.
Ça fait du bien de se retrouver. De discuter sans devoir se justifier. Entre nous, on se sent écoutées
Si, pendant les collages, les bouches restent fermées par la concentration et l’injonction rapidité-efficacité, en chemin, les conversations vont bon train. Évocation d’anciennes sessions, de souvenirs partagés lors de séances nocturnes, de leur vision du féminisme… “Vous préférez dire auteur.es ou auteur.ices?”, questionne Suzy très sérieusement. Chacune y va de son avis. “Ça fait du bien de se retrouver. De discuter sans devoir se justifier. Entre nous, on se sent écoutées”, indique Mathilde. Leur activité du soir n’est pas pour autant inconnue de leur entourage, l’évoquer dépend des circonstances. “Ma maman a très peur que je me fasse arrêter”, s’amuse Manon, qui avoue ne pas avoir de souci à expliquer son engagement auprès de personnes de confiance, ou si la situation s’y prête. Sur le plan professionnel aussi, c’est du cas par cas. “J’ai conscience que je travaille dans un environnement extrêmement privilégié”, note par exemple Alice qui en discute ouvertement avec ses collègues.
Les deux derniers slogans trouvent mur qui leur sied. Après plusieurs ravitaillements en eau pour obtenir toujours plus de colle, le seau est définitivement vide et le sac de courses de Manon est délesté de ses rouleaux en papier. Il est près de minuit, mais la fatigue ne se fait pas vraiment sentir. L’excitation, sans doute. Ce petit groupe engagé vêtu de noir, brosses à tapisser dans les mains, donne le sentiment que tout est possible. On marche encore un peu. Retrouver les lumières de Flagey, où tout a commencé quelques heures plus tôt. Les chemins se séparent. Chacune repart de son côté, les sacs délestés mais la tête pleine d’espoir. Cinq nouveaux messages ornent désormais les murs de la capitale. Nul ne sait pour combien de temps. Mais les colleureuses reviendront, une nuit après l’autre, placarder leurs slogans, jusqu’à ce que le message passe.