Jean-Luc Crucke rejoint les Engagés : « Georges-Louis Bouchez a fait en sorte que je rompe les amarres »

Ce laïc, bulldozer de la politique, a emporté sa casquette bleue au centre du jeu en rejoignant Les Engagés. Pour comprendre ce glissement de terrain, nous l’avons convié au confessionnal. Voici le résultat.

© JC Guillaume

Il vide son lave-vaisselle. Il remplit deux ­verres d’eau et s’attable. Chez lui, la température est à 17 degrés. Jean-Luc Crucke pointe un doigt en l’air et tonne “Je ne donnerai pas un cent à la Russie”. Son visage rond a été adouci par la vie, ses revers et ses remises en question. Ce libéral pur jus, bulldozer de la politique, plus proche de Didier Reynders que de Charles Michel, a mené son job de député bourgmestre à 400 à l’heure. Depuis, il a réduit la vitesse… Mais l’homme fort de la Picardie n’a rien perdu de son assurance. Il répond du tac au tac et sans hésitation à toutes les questions avant de visser une casquette bleue sur son crâne et de traverser la rue. Dans le bistrot d’en face, il distribue bises et ­poignées de main - en français comme en néerlandais - et siffle une pression avec délectation. Car aujourd’hui, dit-il, ce qu’il est devenu, c’est “un homme heureux”.

Vous avez été dégagé du MR? Qu’est-ce qui s’est passé?
Jean-Luc Crucke -
Dégagé… (Rire.) Généralement, on ne me dégage pas. Je pars avant. C’est un cheminement qui dure depuis un certain temps. Je ne me retrouve plus dans les valeurs actuelles du MR. Je suis un libéral social qui veut donner la priorité au réchauffement climatique, avec le respect de valeurs sur le plan social aussi. Clairement, l’orientation prise par la direction du MR ne correspond plus à la manière dont je vis, même si je garde beaucoup d’amis au sein du MR.

C’est une affaire personnelle avec Georges-Louis Bouchez?
Non.

Vous le qualifiez de Trump…
Il a des accents trumpiens - je le pense, oui. Je ne dis pas que c’est Trump. Il y a des nuances. Mais on voit bien qu’on est dans une droite de plus en plus à droite. C’est la même chose à gauche, d’ailleurs. On dualise la société. On oppose les gens. C’est très dangereux. Cela crée des fractures sociétales difficiles à raccommoder. Ce qui fait le sel de la démocratie, ce sont les différences. Mais ce n’est pas parce qu’on est différent qu’on doit être systématiquement violent dans la façon dont on s’exprime. Je ne me retrouve plus là-dedans… Je pouvais faire un autre parti, mais cela n’a pas de sens, ce serait morceler encore plus l’électorat - c’est l’erreur que fait DéFI en ne nous rejoignant pas. Ils le feront peut-être par après. Mais morceler le paysage politique, c’est faire un parlement moins fort. J’ai beaucoup échangé avec Maxime Prévot et je me suis dit que, finalement, nos valeurs sont les mêmes. Les Engagés ont déconfessionnalisé leur parti, j’en suis la preuve.

En effet, vous êtes plutôt un bouffeur de curés!
Je reconnais que je suis un laïc. Mais l’expression “bouffeur de curés” ne va rien apporter. Ce n’est pas parce qu’on dit un mot qui fait sourire tout le monde qu’on ne blesse pas.

Vous êtes un repenti?
Je ne dis pas que je n’ai pas parfois joué à ce jeu-là, mais ça n’apporte rien. Quand j’entends “MR, le parti des riches” et “PS, le parti de la sieste”, qu’est-ce que ça apporte dans le débat? Les vrais problèmes ne sont pas là. Ils sont d’abord dans la liberté. On est dans un espace en Europe de plus en plus liberticide. Moi, on n’arrive pas à me cadenasser, à me mettre dans une cage et j’en paie le prix. Dans la liberté, il y a aussi la santé, l’économie. Ce qui fait la force d’une nation, ce sont ses classes moyennes, les indépendants comme tous ces travailleurs qui n’arrivent pas à la fin du mois. On est en train de sacrifier les classes moyennes. On est en train de faire crever des indépendants. Quant au climat… On se met dans une impasse car on refuse de prendre de bonnes décisions. J’ai 60 ans, je me suis dit que je ne voulais pas crever avec un problème de conscience en plus. C’est pour ça que j’ai quitté le MR.

Votre cancer vous a guidé dans ce choix?
Évidemment. On ne passe pas par ce que j’ai vécu sans se remettre en cause, sans y trouver une force supplémentaire et de la nuance. On relativise beaucoup. Je le résume en quelques mots: s’il y a une chose dont je n’ai plus peur, c’est de la peur. Je n’ai pas peur de décevoir quitte à être sanctionné. Si l’électeur me dit en 2024 qu’il ne veut plus d’un libre penseur comme moi qui considère la lutte contre le réchauffement climatique comme une priorité, c’est son droit.

jean-luc crucke

© JC Guillaume

Les Engagés, c’est un mouvement citoyen déguisé en parti politique ou un parti politique déguisé en mouvement citoyen?
C’est un parti politique qui a fait une mue. J’ai lu le manifeste des Engagés… Le climat et l’innovation, je les retrouve dans leur manifeste - la valeur du libéralisme y est, pas celle du capitalisme. J’aime faire la différence entre les deux… Le capitalisme est un moyen de production dans lequel on a un bénéfice, ce n’est pas un moyen de répartition. Cette création de richesses n’a-t-elle pas épuisé les hommes, vidé la terre de ses ressources?

Georges-Louis Bouchez vous a-t-il dégoûté de sa façon capitaliste de mener le MR?
Je n’aime pas le terme “dégoûté”, mais il a fait en sorte que je rompe les amarres. Quand une société est en difficulté comme aujourd’hui, il ne faut pas - en plus - la diviser.

Vous auriez pu aussi jeter le gant. Qu’est-ce qui vous a motivé à continuer?
L’envie, la passion de débattre, d’améliorer la société, d’amener des idées qui peuvent se concrétiser. C’est vrai, j’aurais pu prendre ma pension, mais seul l’électeur me dira si c’est l’heure. C’est lui qui décidera et je respecterai cela. J’ai retrouvé un groupe dans lequel je me sens bien. On a des discussions ouvertes, mais ce ne sont plus des engueulades au téléphone pour tout ou pour rien. Le plus important dans la vie, c’est d’être heureux. Si vous attrapez des cheveux gris, si vous ne dormez pas la nuit, c’est que vous êtes malheureux. Il faut donc se remettre en question. Je n’ai jamais fait de politique pour de l’argent. Ce qui m’intéresse, c’est de faire avancer le débat en collectif. Je ne trouvais plus ça au MR où l’égocentrisme a pris le dessus.

Vous devenez vice-président. Faut-il autant de vice-présidents pour un si petit parti?
Le titre n’a aucune importance pour moi. Par ­contre, j’entends le mot “petit parti”. J’aime beaucoup l’expression “small is beautiful” car quand vous êtes en bas de l’échelle, vous ne pouvez que la remonter. Quand on est en haut de l’échelle, il faut faire attention quand on descend. Les Engagés, c’est un centre qui peut apporter de l’équilibre et c’est ce dont on a le plus besoin aujourd’hui. J’appelle cela “la révolution des nuances”. Il faut arriver à montrer que la complexité d’un sujet demande aussi de la complexité dans les solutions. Ce n’est pas parce que c’est complexe que ce n’est pas sexy. Les solutions simplistes, c’est dangereux. Le simplisme crée du malheur et de la misère. On voit encore ce qui se passe en Ukraine.

N’avez-vous pas l’impression de renier tout un parcours politique?
Rien. Je suis totalement fidèle à mes valeurs. Je me sens bien dans ma peau. Ceux qui ne com­prennent pas s’arrêtent à la façade. C’est l’intérieur de la maison qui m’intéresse. Là, certaines choses ont changé. Est-ce que Jean-Luc Crucke à 60 piges est le même qu’à 20 ou à 40? Certainement pas. La politique, à un moment, vous amène dans un autre monde. Les gens ne voient que le côté bling-bling, les facilités. J’ai fait de la politique mais au détriment de mon couple qui a sauté. Mon épouse ne me voyait plus. Je ne peux rien changer au passé. Je l’ai fait parce que je voulais le faire.

Vous vous êtes beaucoup moqué du vieux PSC et du cdH. Reconnaissez-le…
Je le reconnais. Mais reconnaissez aussi que je n’ai jamais adhéré au PSC ou au cdH. Les Engagés ont muté. Ils n’ont plus la couleur orange. Ils ont une couleur un peu plus bleutée et verte, de la nuance. Maxime Prévot m’a dit qu’il y avait deux portes, le canal histo­rique mais aussi la porte des nouveaux démocrates. Et c’est par cette porte-là que je suis entré.

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