
Les boulangers dans le pétrin : «Pourquoi attendre que la moitié des boulangeries disparaissent?»

Face aux conséquences de la crise énergétique, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Chez les particuliers, la différence entre un contrat fixe ou variable se compte en centaines, voire en milliers d’euros. Dans le monde professionnel, la disparité est également liée à d’autres facteurs: la taille, le nombre d’employés… Grosses entreprises et PME ne font pas face aux mêmes réalités. Chez les indépendants, le coût des factures varie aussi fortement selon l’activité. Un secteur professionnel particulièrement plus touché que les autres tente de faire entendre sa détresse: la boulangerie. Outre les éventuels frigos et/ou congélateurs, les boulangers doivent travailler avec des fours à pain extrêmement énergivores pendant de nombreuses heures. En temps normal, leurs factures énergétiques sont déjà exceptionnellement élevées. Depuis la hausse des coûts, les montants ont doublé ou triplé. “Certains doivent payer 14.000 € par mois désormais. Et peu importe que le four fonctionne à l’électricité, au gaz ou au mazout: tout a augmenté”, décrit Albert Denoncin, président de la Fédération francophone de la boulangerie, et boulanger lui-même pendant 43 ans. “Nous vivons vraiment une période très compliquée pour tout le secteur. Surtout maintenant que les derniers contrats fixes sont arrivés à terme en décembre.”
On ne peut pas augmenter indéfiniment. Au-dessus d’un certain prix, plus personne n’achète un pain.
Qu’importe la taille de leur structure, tous les artisans du pain sont sévèrement touchés. À L’Atelier de Séraphine, le fait d’avoir six points de vente entre le Brabant wallon et Bruxelles n’aide pas particulièrement à faire face aux difficultés. “Chaque boutique a ses fours, ses congélateurs, ses chambres de pousse… C’est sûr que c’est moins grave pour nous que pour un indépendant qui est seul, mais ça reste intenable”, raconte Guy Velge, un des associés. Comme beaucoup d’autres, ces points de vente ont dû ajouter quelques centimes aux coûts des produits. “Mais on ne peut pas augmenter indéfiniment. Nous sommes presque au maximum. Au-dessus d’un certain prix, plus personne n’achète un pain. Aujourd’hui, les grandes surfaces redeviennent de sérieux concurrents…” Sans compter que ces petites entreprises doivent aussi jongler avec les mêmes difficultés que bon nombre de PME: un manque de main-d’œuvre, et l’indexation des salaires, de plus en plus difficile à assumer.
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Heureusement, les clients sont fidèles au rendez-vous, même si leur pouvoir d’achat a tout de même baissé. “On a l’impression que le panier moyen n’a pas nécessairement diminué, mais pour un même prix, ça fait moins de pain ou de couques. Puis forcément, il y a tout de même quelques clients qui n’ont plus les moyens de venir.” Même les plus petites boulangeries sortent la tête hors de l’eau laborieusement. Fa.rine, dans le village de Rhisnes, est une activité complémentaire pour Justine. Son point de vente n’ouvre que quelques après-midi par semaine et les pains doivent être commandés à l’avance par téléphone ou via Whatsapp. Pour ce mini-commerce bien organisé, la situation est pénible aussi. “Il faut trouver des solutions! Nous avons des panneaux photovoltaïques, des fours électriques et je travaille surtout en journée. Et en réduisant de 3 jours d’ouverture à 2, on arrive à boucler les fins de mois”, détaille la boulangère.
Plein les miches
Outre celui des énergies, le coût des matières premières a aussi subi une sévère hausse, surtout les produits céréaliers. L’Ukraine était un des principaux exportateurs d’Europe, son “grenier à grain”. “Heureusement, pour la farine, je travaille avec des producteurs locaux. Elle est de meilleure qualité et forcément plus chère que la moyenne, surtout qu’elle avait légèrement augmenté en janvier 2022. Depuis, par contre, le tarif n’a pas bougé et c’est tout à leur honneur. Par contre, le beurre et les produits laitiers, les œufs… Le sucre a même triplé. On doit être très attentifs à tout cela si on ne veut pas trop augmenter nos prix.”
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Face à ces coûts qui montent en flèche, certains abandonnent et mettent la clé sous le paillasson. C’est notamment le cas de Serge Uyttersprot le 31 décembre dernier. “Après le Covid, puis l’énergie, ça fait crise sur crise. On a décidé d’arrêter avant de tomber dans le précipice”, raconte celui qui était boulanger dans le petit village de Baranzy, non loin de la France et du Luxembourg, depuis 28 ans. “Le mois prochain, ma facture d’électricité allait passer à 6.000 €. Ce n’était pas possible. Si je continuais, je ne faisais plus aucun bénéfice.” Même s’il avait prévu d’arrêter dans quelques années, cette décision n’a pas été prise de gaieté de cœur. La boulangerie avait même essayé de trouver des solutions. “Le pain est passé de 2,60 € à 3 € et on s’est fait insulter, traiter de voleurs… Le prix du pain, ça a toujours été le nerf de la guerre. Augmenter le prix des pâtisseries et gâteaux, ça passe, mais le pain, les gens ne l’acceptent pas.” La suite? Il se sert de la page Facebook de sa boulangerie pour vendre matériel et équipements. Le reste est encore incertain. “J’ai fait une demande de droit passerelle, mais on devait attendre 7 jours après la fermeture. On verra bien. Je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être trouver un poste dans une boulangerie en tant qu’employé…”
Le prix d’un symbole
Des histoires comme celle de Serge, on en entend un peu partout aux quatre coins de la Belgique depuis quelques mois: Le Blé d’Or à Soy, la boulangerie Schamp à Thuin… “Je pense qu’elles sont une vingtaine à avoir fermé depuis septembre, ajoute le président de la Fédération francophone des boulangers. Évidemment, celles qui avaient déjà des difficultés financières ou des problèmes de gestion sont les premières à tomber…” Mais quelles solutions tous ces artisans ont à leur disposition pour surmonter cette épreuve, qu’on espère temporaire? Ils ne peuvent pas augmenter les tarifs à l’infini. Mètre étalon symbolique pour beaucoup, le prix du pain doit rester sous un certain seuil. “Surtout qu’il faut s’adapter au niveau socio-économique de la population locale. Un boulanger du Brabant wallon peut sûrement se permettre des prix légèrement plus élevés qu’un autre dans le Hainaut. Mais cela doit rester modéré. Si le pain approche des 10 euros, tout le monde va filer vers la grande distribution.”

Étalon des prix à la consommation, le prix du pain doit rester sous un certain seuil. © Photonews
Vu le poids de la consommation du four sur la facture d’énergie, acheter un modèle dernier cri peut sembler une bonne idée, mais ça ne l’est pas tant que ça. “C’est un secteur qui évolue bien. Tous les deux ans, il y a des évolutions, des versions plus économiques..., détaille Albert Denoncin. Avant, on achetait un four et on faisait toute sa carrière avec. Maintenant, idéalement, il faudrait changer tous les 10 ou 15 ans. Mais tout le monde n’a pas le budget pour cela. Aujourd’hui, pour un four moderne, pas forcément à la pointe, mais solide, il faut compter 75.000 €.” Difficile d’effectuer une telle dépense alors que joindre les deux bouts est déjà compliqué. Certains font des heures supplémentaires, jusqu’à 15 ou 16 par jour, pour se passer d’un employé ou disposer de plus de produits à vendre. Désormais, le secteur de la boulangerie se tourne vers nos élus. “Lorsqu’on parle aux politiques, ils nous disent de faire des efforts de transition énergétique. Mais tous ceux qui ont pu en faire, des efforts, les ont faits.” Pour l’instant, seules des aides disponibles pour toutes les entreprises existent: droit passerelle (“mais aucun boulanger n’a envie de fermer”), prise en charge de 7 % des cotisations sociales… Pas de quoi faire face à toutes les hausses de coûts.
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Faudrait-il un soutien spécifique au secteur de la boulangerie? “C’est ce qu’on ne cesse de répéter, insiste le président de la fédération. Je ne dis pas que d’autres secteurs ne sont pas aussi touchés que les boulangers. Je ne regarde pas dans l’assiette des autres. Mais il faut des aides adaptées. Nous avons rencontré tous les ministres compétents et même écrit au roi…” Pour la Fédération francophone des boulangers, il existe une solution simple: étendre le tarif social aux entreprises en difficulté. “Selon vos résultats, vous seriez éligible ou pas. Ceux qui font de gros bénéfices n’y auraient pas droit. Cela nous semble logique et équitable.” Si des mesures ne sont pas prises rapidement, le président ne donne pas cher de l’avenir du secteur. “Tout le monde reconnaît que les boulangers sont en grande difficulté. Pourquoi attendre que la moitié des boulangeries disparaissent? Devra-t-on bientôt importer le pain de l’étranger?”