
Comment aider les agresseurs sexuels

La mission de Justine (les prénoms des appelants et des professionnels ont été modifiés), psychologue, et Mathilde, criminologue, au sein du tout nouveau Service d’écoute et d’orientation spécialisé (SÉOS) est de récolter la parole de personnes ayant des fantasmes sexuels déviants. Comprenez: des agresseurs sexuels ou ceux dont les pensées s’égarent et pourraient le devenir. Ces derniers, ou leurs proches, voire des professionnels de la santé (médecins, psychologues, sexologues, etc.), qui s’inquiètent sans savoir comment les raisonner, peuvent obtenir l’aide du Séos grâce à un nouveau numéro vert et une adresse e-mail.
Ce mardi, 13h30, le téléphone sonne. Justine décroche. Elle est sereine, toujours souriante quoique un peu stressée. C’est son premier appel. Mathilde, en double écoute, la supporte du regard et reste prête à intervenir si le cas est complexe. Durant dix-neuf minutes, Justine écoute son interlocuteur, pose certaines questions, surtout ne le juge pas. À la fin de l’entretien, elle donne les coordonnées d’un psychologue qui pourra l’aider davantage, lui apporter un suivi thérapeutique. Marie-Hélène Plaëte, coordinatrice du Séos, nous a demandé de ne pas retranscrire les appels ou les e-mails. La confiance et l’anonymat sont à la base de ce nouveau service et ce serait contre-productif. “On a commencé le 28 juin et on veut que les personnes aux fantasmes déviants qui nous appellent nous fassent confiance. Si on racontait leurs histoires dans la presse, s’ils se reconnaissaient, cette confiance serait rompue”, justifie-t-elle.
Parfois de la provoc
Elle nous autorise tout de même à donner quelques exemples antérieurs. Parmi eux, Maxime, un jeune ado de 16 ans, s’est confié au téléphone: “J’aime bien regarder du hentai (pornos d’animation japonais mettant souvent en scène des adolescentes - NDLR). Les filles sont jeunes et elles ont des gros seins, mais il paraît que c’est interdit parce qu’elles sont trop jeunes. Je ne comprends pas, on en trouve partout et puis, c’est juste des dessins”. Il y a aussi eu Sandra, pas encore la trentaine, qui s’inquiétait du passé de son petit ami, abusé par son oncle lorsqu’il avait 10 ans. “Il est très gêné de m’en parler car il dit qu’il a aimé cela, qu’il a éprouvé du plaisir. J’avoue que je ne comprends pas comment c’est possible. On parle d’avoir un enfant, mais je me dis que ce n’est pas normal et qu’il pourrait s’en prendre à notre enfant, plus tard. Je lui ai promis de n’en parler à personne, mais j’ai besoin de poser toutes mes questions.”
Certains cas sont particulièrement sordides. Marie-Hélène Plaëte se souvient de ce jeune homme, une petite vingtaine, complètement perturbé par son attirance pour les mineures d’âge. Heureusement, pour le moment, il n’a agressé personne. “En creusant, on a découvert que c’était une personne seule. On l’a poussée à ce qu’il identifie lui-même le lien entre sa solitude et son fantasme déviant. Ensuite, on l’a redirigé vers une consultation avec un professionnel. On accompagne un cheminement, une réflexion personnelle. Parfois, on incite à rappeler le service lorsque ça ne va pas”, commente la coordinatrice. Et puis, il y a les appels les plus difficiles à gérer: “Certains téléphonent simplement pour provoquer, pour avouer leur passage à l’acte, pour nous sidérer. Ça peut être une agression sexuelle, la consommation de pédopornographie”…
Fantasmes et tabous
L’appel de Justine n’était pas un de ceux-là. “J’ai pu rediriger une personne et j’ai le sentiment d’avoir été utile”, sourit-elle après avoir raccroché. Elle a su garder son sang-froid. “On prend du recul par rapport aux histoires qu’on entend. C’est notre métier, on sait relativiser.” Mathilde acquiesce: “Si on est heurtées, ce qui peut arriver, il ne faut pas que ça se ressente. Si ça se ressent, c’est peut-être qu’on n’a pas fait notre travail de façon optimale. À l’autre bout du fil, l’appelant est un être humain. On ne le voit pas seulement comme une déviance”.
Le Séos en fait un point d’honneur: l’approche est centrée sur la personne et non sur son comportement. Ce n’est pas le premier service à la défendre. Des services d’écoute existent dans plusieurs pays et dès les années 1990, des psychiatres ont commencé à parler de prévention primaire de la pédophilie en particulier et des fantasmes déviants de façon plus générale, notamment suite à une étude genevoise menée en 1997. Elle concluait que la prévention primaire était le meilleur moyen d’éviter le tout premier passage à l’acte. En outre, une autre étude menée en 2005 (Hanson et Morton-Bourgon) a montré que 95 % des agressions sont commises par des personnes ayant des fantasmes pédophiles sans antécédent et seulement 14 %, par des agresseurs récidivistes. Voilà pourquoi la prévention est essentielle afin de traiter la racine du problème même si cela revient à mettre un énorme tabou sur la table: des êtres humains ont des fantasmes déviants. Aucune étude ne se risque sérieusement à chiffrer leur proportion, mais c’est un fait. Et s’ils ne peuvent pas empêcher leurs pensées malsaines ni leur agressivité mentale, ils peuvent par contre choisir ce qu’ils en font, apprendre l’empathie et gérer leurs pulsions.
La part du monstre
“Dans l’imaginaire collectif, la question suscite du rejet, explique la coordinatrice. Il y a une posture de non-recevoir. Pourquoi aider les agresseurs? Pourquoi ne pas concentrer tous les moyens sur les victimes? Appréhender le phénomène uniquement via la prise en charge des victimes reviendrait à ne voir qu’un pan de la problématique au risque de ne pas pouvoir mobiliser des moyens utiles à une gestion globale. Penser que les personnes qui ont des intérêts sexuels déviants sont des monstres et donc indignes d’intérêt participe à alimenter la complexité du phénomène des violences sexuelles et ne permet pas de réduire les comportements problématiques et donc le nombre de victimes potentielles.”
Si au niveau politique belge personne ne s’est ouvertement opposé à l’initiative du Séos, sur Internet l’idée suscite de vives réactions au sein de la population. Les expériences sont pourtant bonnes. La Suisse, l’Allemagne ou l’Angleterre ont mené des campagnes de sensibilisation, comme il y en a pour l’aide aux victimes, via des spots publicitaires, des affiches dans le métro, des numéros d’urgence et des slogans tels que “La pornographie enfantine est un crime. Derrière chaque image, une victime…” ou “Ne devenez pas un agresseur”.
Ne jamais stigmatiser
Il a été démontré par plusieurs études que les personnes à risque de passage à l’acte sur mineur se sentaient concernées par ces mesures préventives et étaient prêtes à se diriger vers diverses structures afin de suivre une thérapie. Le Canada est particulièrement avancé sur ces questions. C’est là-bas qu’on retrouve le plus de ressources comme le Centre d’intervention en délinquance sexuelle ou le Centre d’intervention en violence et agression sexuelles. À chaque fois, dans toutes ces études, une alerte revient: l’importance de ne pas stigmatiser celles et ceux qui ont des fantasmes sexuels déviants. Les chiffres donnent raison à cette approche. L’étude menée depuis douze ans par le Centre de recherche en défense sociale et l’unité de psychopathologie légale, chez nous, permet de constater que le taux de récidive diminue de 7 % chez les auteurs d’infractions à caractère sexuel qui bénéficient d’une prise en charge par des équipes spécialisées.
“Sans accompagnement et en cas de stigmatisation, la personne a tendance à s’isoler, à se renfermer. Ce sentiment renforce le malaise et augmente le risque de récidive, conclut la coordinatrice du Séos. Ça passe donc par l’éducation: apprendre le respect, le consentement, apprendre à dire non, apprendre à être plus clair sur ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas dès l’adolescence, apprendre à poser des questions et à y répondre.”