
Confinés, oubliés

On s’est demandé comment passer Noël et les fêtes de fin d’année en extérieur. Puis, celles de Pâques, rassuré de savoir que “traverser la maison pour se réunir dans le jardin” était désormais autorisé. On s’est inquiété pour nos jeunes, cette génération sacrifiée, peinant à poursuivre des études entamées derrière un ordinateur. On s’est interrogé sur la pertinence de l’interdiction des voyages non essentiels menant à des attroupements intenses à la côte… Ces grands débats ont traversé l’année écoulée, perturbant le quotidien, les habitudes et les projets de certaines familles… tout en occultant les réalités de bien d’autres. Celles de ceux qui n’ont pas de jardin ou même d’espace suffisant dans leur logement, pas d’ordinateur et peu accès à l’éducation supérieure, pas de voiture et peu de moyens pour penser à s’évader hors de nos frontières. Pendant que l’on débattait sur le kayak, le frisbee, ou le barbecue à quatre ou à huit, la crise a continué de creuser les inégalités, et les a renforcées. Les riches restent riches: jamais on n’a enregistré dans le monde autant de milliardaires. Les classes aisées restent aisées: le taux d’épargne des particuliers belges a bondi de 13 à 20,7 % en 2020, le marché immobilier a continué d’augmenter. Les autres? Ils s’enfoncent… “S’il y a bien une chose qui a échappé aux politiques, ce sont les inégalités de logement, affirme José Garcia, secrétaire général du Syndicat des locataires. Ils ont en tête une famille qui a de l’espace, et les mesures sont donc plus “compatibles” avec des gens qui ont un logement relativement grand, voire avec un extérieur. Elles ne tiennent aucunement compte de la réalité de toute une frange de la population.”
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La conquête de l’espace
En Belgique, sur les quelque 5,2 millions de logements recensés, on compte 1,5 million d’appartements, largement représentés dans les villes. À Bruxelles, environ 70 % des logements sont des appartements, dont 16 % seulement bénéficient d’un jardin. Et la moitié d’entre eux font moins de 70 m2. Depuis un an, nous restons donc tous le plus possible chez nous, sans être exactement tous logés à la même enseigne…“Les locataires que nous côtoyons sont bien souvent des personnes avec peu de revenus, qui doivent vivre entassées dans des logements exigus, parfois même insalubres. L’absence de sorties et de contacts sociaux est tout aussi forte chez ces publics moins fortunés, mais on y ajoute un problème d’espace et de promiscuité qui accroît le mal-être, entraîne de nouveaux problèmes, voire certaines formes de violence.” Le Syndicat des locataires constate notamment des regroupements au pied des immeubles quand vient la nuit. Bravant l’interdiction et le couvre-feu, certains habitants, principalement des jeunes, se réunissent. Avec pour conséquences nuisances sonores et tapage nocturne… À ces problèmes, José Garcia déplore ne pas pouvoir donner beaucoup de solutions. “On leur dit d’essayer d’aménager des moments de sortie différents pour les membres de la famille afin de libérer de l’espace aux autres, d’aller dehors quand le temps le permet, on demande aux communes de prévoir des activités pour les jeunes… Mais notre marge de manoeuvre est limitée.” La pandémie met en lumière des phénomènes connus: un petit logement reste un petit logement. Mais le secrétaire général espère qu’on pourra en tirer des leçons. “Être plus vigilant pour construire à l’avenir des logements plus isolés, plus spacieux, prévoir des lieux de réunion… Et pour le privé, augmenter l’amplitude des espaces et prévoir par quartiers des lieux où la population peut se rassembler.”
Ces pauvres qui s’ignoraient
Il y a les familles précaires, qui le sont d’autant plus. Et puis celles que le coronavirus a fait basculer dans une réalité économique qu’elles n’auraient pas pensé vivre un jour. C’est le cas de Marc * (les prénoms marqués d’un astérisque ont été modifiés), chef de famille pensionné avec six enfants à charge, dont deux dans le supérieur. Avec le confinement, les jobs étudiants sautent et l’école ferme. Or, il faut nourrir tout ce beau monde trois fois par jour, et suivre les cours à la maison, ce qui se révèle compliqué sans matériel adéquat. Il y a aussi l’histoire de Michel *, travailleur dans l’Horeca se rendant compte qu’il n’a pas droit au chômage car pas déclaré par son patron, et qui s’endette faute de trouver une solution. Ou celle de Lise * et Antoine *, dont l’entreprise fait faillite. Le couple d’ex-cadres constate alors avec étonnement devoir désormais vivre avec 1.330 euros par mois (le revenu max donné à un ménage au CPAS) au lieu des 4.000 euros habituels. “On ne pourra même pas payer le loyer”, déplorent-ils. “Ce sont des exemples classiques de différents publics inhabituels que l’on voit arriver chez nous dernièrement”, explique Lise Umuhire, responsable de l’antenne du CPAS des Marolles (Bruxelles). Employés licenciés, petits indépendants, artistes, jeunes de 18 à 25 ans… “C’est un public qui ne connaît pas ses droits car il n’a jamais été confronté à de telles situations. Pour la plupart, ils découvrent l’existence du CPAS.” Pour faire face à la crise, le gouvernement fédéral a augmenté l’enveloppe financière des CPAS pour aider les personnes en difficulté. “Avec cela, on a équipé les familles en appareils numériques, on a payé des factures d’énergie, de soins médicaux ou des arriérés de loyers, on a donné des chèques alimentaires…, énumère Lise Umuhire. On a mis en place différentes cellules d’aide et on a engagé du personnel. Mais la demande continue à être importante.” En 2019, près de 20 % de la population belge était considérée comme à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. La pandémie devrait sans surprise faire exploser ces chiffres pour 2020, 40 % des Belges indiquant désormais se serrer la ceinture pour se nourrir. Au CPAS, la situation inquiète. “Pour une famille, se retrouver à dépendre de l’aide sociale, c’est déjà difficile. Mais les conditions actuelles rendent cela encore plus compliqué. Aujourd’hui, quand on dit qu’on prolonge les vacances d’une semaine ou que les enfants restent à la maison, ils sont à 100 % à charge des parents. Ça ajoute de la difficulté à la difficulté.”
Résidences secondaires, besoins primaires
Jérémie et Anne ne sont pas encore parents, mais ils se verraient bien l’être un jour. Il y a plus d’un an, ils se sont lancés à la recherche de la maison qui abritera le futur cocon familial, dans leur région des Hautes Ardennes. Seulement voilà, après des dizaines de visites et plusieurs offres, le couple est désemparé. “C’est toujours pareil: on n’a pas l’opportunité de pouvoir acheter le bien parce qu’il est trop cher pour la région, et on ne sait pas concurrencer d’autres acheteurs ou entrepreneurs - souvent néerlandophones - qui achètent pour faire des gîtes ou des secondes résidences, constate Jérémie. Contrairement à eux, nous n’avons pas les moyens de faire une offre sans conditions, et il nous est plus compliqué d’obtenir un prêt.” En 2020, le marché immobilier n’a que très peu connu la crise. En province de Luxembourg, le prix médian des maisons connaît une augmentation de 13,9 % par rapport à 2019. “Les prix ont clairement augmenté lorsqu’on compare à nos recherches d’avant-confinement. Mais nous, notre budget n’a pas changé...” Les maisons à la campagne avec jardin on en effet la cote, et la région - dont les communes de Vielsalm et Trois-Ponts où cherche à s’établir le couple - est particulièrement prisée des riches Flamands. “Ils achètent des grosses maisons de vacances qu’ils mettent en location et profitent en même temps de beaux paysages ici en Ardenne”, expliquait récemment Peter Van Zummeren, directeur d’agence immobilière à Vielsalm, sur le plateau de C’est pas tous les jours dimanche, affirmant avoir doublé ses ventes en 2020 suite au coronavirus. “Et nous, les jeunes cherchant à s’établir dans la région, que va-t-on devenir?, s’interroge Jérémie. On doit se rabattre sur les petites maisons dans les centres, sur les grands axes routiers ou sans jardin… Mais il faut une prise de conscience des communes, sinon on va vider l’âme des villages.” C’est déjà ce qui est en train de se passer dans certains hameaux. Une problématique que Francis Bairin, bourgmestre de Trois-Ponts, tient à l’oeil, mais relativise. “On y est attentif, on étudie l’idée d’avoir une norme pour limiter le nombre de résidences secondaires par exemple. On sent qu’il y a un certain intérêt pour le bâtiment, mais rien de comparable avec ce que l’on a connu dans les années 80 avec l’invasion des Hollandais…”
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