Pénaliser les entreprises qui profitent des paradis fiscaux : bonne nouvelle ou effet d'annonce?

Le Danemark a frappé fort en liant aide publique et garanties fiscales. Et il a rapidement été suivi par la Belgique, dont la mesure semble encore plus ambitieuse. Mais des (grosses) failles demeurent.

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La nouvelle tombe un peu du ciel, mais elle réjouit tous ceux qui luttent pour davantage de justice fiscale. Il y a quelques jours, la commission Finance et Budget du Parlement a voté pour le conditionnement des aides publiques aux entreprises à des garanties fiscales. Autrement dit, des boites qui ne planquent pas d'argent dans des paradis fiscaux. Et, autre bonne surprise, le projet de loi déposé par le ministre des Finances Alexander De Croo a été largement appuyé par la majorité des partis, en ce compris les libéraux et la N-VA.

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La Belgique suit en fait l'exemple du Danemark. Le pays nordique a, en premier, décidé de pénaliser les entreprises enregistrées d'une manière ou d'une autre dans un paradis fiscal, rapidement imité par la France et la Pologne. Mais notre pays va encore un cran plus loin que ses camarades. "La liste belge des Etats considérés comme des paradis fiscaux est plus forte que celle du Danemark par exemple, indique Johan Langerock, expert fiscal chez Oxfam. Le règlement belge est assez ambitieux par rapport aux autres pays." Concrètement, la liste belge définit 30 paradis fiscaux alors que celle de l'UE sur laquelle se base le Danemark n'en contient que douze.

Le double jeu de l'Europe

Que de bonnes nouvelles donc ! Mais il n'aura pas fallu attendre très longtemps pour que soient pointées les limites de cette récente mesure. D'abord, son caractère exceptionnel. Elle n'entre en effet que dans le cadre des aides liées à la crise du coronavirus. Ensuite, le projet de loi porte surtout sur une aide relativement marginale. Il s'agit de différer le paiement anticipé de l'impôt sur les sociétés. D'habitude, si ce paiement n'est pas fait à temps, l'entreprise est sanctionnée. La mesure d'Alexander De Croo offre une plus grande flexibilité. "Une flexibilité dont l'entreprise ne bénéficiera pas si elle a un lien direct avec des territoires repris sur la liste belge, sauf si elle sait prouver qu'elle y exerce une activité réelle. En fait, c'est relativement facile d'attaquer les entreprises qui ont recours aux paradis fiscaux sur une si petite mesure."

Enfin, si sa liste noire est plus costaude que celles de nombreux autres pays, la Belgique "oublie" tout de même les principaux Etats qui partent avec son argent. "La majorité des revenus perdus par la Belgique atterrissent aux Pays-Bas ou au Luxembourg. Mais ces pays ne sont évidemment pas sur la liste des paradis fiscaux, comme aucun des pays de l'UE." C'est ce que déplorait également le CNCD, le Centre national de coopération au développement, au lendemain du vote. "Ces listes contrastent avec le classement des paradis fiscaux pour les entreprises opéré par l’ONG Tax Justice Network, lit-on sur le site du CNCD. Cinq Etats membres de l’UE figurent dans le top 20 (les Pays-Bas en quatrième position, le Luxembourg à la sixième place, l’Irlande à la onzième, la Belgique à la seizième et Chypre à la dix-huitième), auxquels il faut ajouter la Suisse en cinquième position et le Royaume-Uni à la treizième. Ces pays ne figurent pourtant dans aucune liste officielle de paradis fiscaux. L’élément d’explication essentiel est évidemment le fait que toute une série d’Etats sont juges et parties dans la définition des listes : membres de l’OCDE ou de l’UE, ils n’accepteraient pas de se retrouver sur une éventuelle liste noire qu’ils contribueraient à définir."

L'évasion fiscale et sa petite sœur légale, l'optimisation, ne se limite donc pas seulement à la mer, aux palmiers et au sable chaud. Le CNCD rappelle que les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suisse et le Luxembourg permettent aux multinationales siégeant aux Etats-Unis d'éviter le paiement de 27 milliards d'euros d'impôts dans l'Union européenne.

Reporting pays par pays

L'association l'a souligné, la Belgique a sa place dans cette course à l'optimisation fiscale. "Notre pays applique encore des taux de paradis fiscal pour tout ce qui concerne l'innovation, explique Johan Langerock. Ce sont principalement les boites pharmaceutiques qui profitent de cet avantage très agressif. C'est là toute la schizophrénie de la lutte contre l'évasion et l'optimisation fiscale : il faut rester compétitif, mais cette compétitivité entre pays fait perdre beaucoup de revenus."

Oxfam et le CNCD militent donc pour une autre méthode : la transparence accrue de la comptabilité des multinationales. Oxfam partant du principe que toutes les entreprises ont actuellement besoin de soutien. "La mesure actuelle est exclusive. Notre philosophie serait plutôt d'aider toutes les entreprises, mais de leur demander de fournir la déclaration de leurs comptes. Si certains ont des liens avec des paradis fiscaux, ils auraient douze mois, par exemple, pour régulariser leur situation ou quitter ces territoires. S'ils ne le font pas, ils remboursent l'aide, peut-être avec des intérêts."
Le reporting des impôts existe déjà, mais il est pour le moment réservé aux pays où se situe la société mère. Un reporting pays par pays permettrait de rapidement rendre compte des entreprises qui planquent, d'une manière ou d'une autre, de l'argent dans un paradis fiscal.

Malgré toutes les faiblesses identifiées autour de la mesure portée par le ministre De Croo, il y a de quoi être optimiste. Johan Langerock ne minimise d'ailleurs pas la portée symbolique de la décision. "La rapidité avec laquelle le cabinet De Croo a mis en place cette mesure après l'annonce danoise et le soutien de la majorité des partis sont bon signe. Le symbole est fort et l'attention médiatique qui entoure cette mesure est importante. L'objectif est maintenant de soutenir ce genre de décisions à plus grande échelle."

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