
Ils jouent le "Tinder game" au temps du coronavirus

« La solitude des uns fait le beurre des autres », c’est ce qui doit se murmurer dans les bureaux de Tinder, Bumble, Happn ou encore d'Inner Circle. Car ces dernières entreprises n’ont pas eu à souffrir de la conjoncture : les outils de drague moderne ont presque tous vu leur nombre d'utilisateurs augmenter à la faveur d’un isolement forcé. Chez les Néerlandais d’Inner Circle, c’est bien simple : il n’y a jamais eu autant de célibataires connectés. Tinder, qui comptabilise aujourd’hui 6 millions d’inscrits, a souffert à l’aube du lockdown avant de reprendre sa course folle.
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Selon son dernier rapport trimestriel, sa croissance d’inscriptions est de 28% — et ses revenus ont augmenté de 31% par rapport à l’année dernière. Parmi ces nouveaux utilisateurs, Eloïse*, 28 ans. « J’ai fait mon grand retour sur Tinder pendant le confinement. Vu que tout le monde était coincé chez lui, je me suis dit qu’il y aurait probablement plus de gens intéressants. D’habitude, je supprime l’application après trois ou quatre jours, mais cette fois j’ai tenu deux semaines ». Sur son téléphone, elle fait défiler la messagerie de l’application à la recherche d’un profil, d’une discussion en particulier. Dès la fin du mois de mars, les messages envoyés sur Tinder ont grimpé de 25% en Europe.
Aline a 33 ans et l’avoue : « Le confinement m’a rendue beaucoup plus bavarde avec des gens que je ne connaissais pas forcément. Mais Tinder pendant le confinement, c’est chiant », lâche-t-elle pourtant. « Le Tinder game, je gère. S’il faut discuter un peu, je sais le faire. Mais sans se voir, à un moment donné, la flamme s’éteint. On a beau se raconter nos journées, nos histoires de boulot, on tourne en rond. Et puis je m’en fiche, en fait, de leur boulot. J’ai besoin de voir la personne pour savoir s’il se passe quelque chose », raconte-t-elle, résumant ainsi les nouveaux affres de la séduction confinée à l’heure du coronavirus. Les utilisateurs privés de rencontres physiques, les conversations sont désormais bien plus longues que d’habitude, confirme Tinder. Premier grand changement : il est donc désormais inévitable de prendre son temps — au grand dam de certains.
Christophe, par exemple, est plutôt patient. Mais les détours imposés par le lockdown lui en ont joué un mauvais, de tour. « C’est bien simple, je me sentais seul », raconte-t-il au téléphone, le même smartphone sur lequel il a réinstallé Tinder il y a quelque temps. Comme d’autres célibataires, ce Belge de 51 ans a vécu ces deux derniers mois sans partenaire de confinement. De bien longues semaines d'isolation qui ont eu le temps de donner naissance au manque : celui de regards qui en disent long, de la chaleur d’une étreinte et de relations physiques affinitaires. Mais un jour, après quelques swipes, « je suis tombé sur un profil au pseudonyme interpellant », explique Christophe. S’en suivent les premiers messages, ces allers et retours dont on ne peut se détacher. « Le problème, c’est qu’elle ne me donnait absolument aucun détail sur sa vie. Elle restait très évasive et mystérieuse ». Un drôle de jeu se met alors en place, où Christophe donne, mais reçoit peu. Les discussions se poursuivent, mais la situation commence à le mettre mal à l’aise. Il décide finalement de mettre fin à la relation déséquilibrée qui s’était nouée. « Ce qui a permis que ça dure aussi longtemps, c’est le confinement. L’option ‘boire un verre’ étant inenvisageable, on prend son temps. On est plus patient », raconte l’utilisateur. Quelque jours plus tard, un profil étonnamment semblable à celui de sa mystérieuse inconnue apparait dans ses matchs potentiels. Mais les photos, elles, ont changé.
Coup de foudre à Face Time Hill
« Le film ‘You’ve got mail’ est un genre de dating qui serait inimaginable aujourd’hui. Tinder a complètement changé la donne », décrypte la docteure en sciences sociales Elisabeth Timmermans, autrice d’un livre intitulé Liefde in tijden van Tinder — L’amour à l’ère de Tinder. « Au début du confinement, avec d’autres collègues internationaux, on s'est tout de suite interrogé sur la manière dont la scène du dating pourrait être impactée ». Après quelques échanges de tweets, ces neufs chercheurs à travers le monde ont donc mis au point un questionnaire auquel a répondu un nombre impressionnant d'utilisateurs : 12 000 personnes au total. Les résultats de l’étude doivent encore être publiés, mais les experts se sont notamment intéressés à la nouvelle nécessité de voir l’autre pour le désirer. Car les échanges infinis entre Meg Ryan et Tom Hanks ont bel et bien été abrogés depuis que les sites et applications de rencontres ont inauguré les photos de profil.
Pourtant, jusqu’ici, peu nombreuses étaient les apps qui permettaient des échanges vidéo entre utilisateurs, par exemple. Tinder, entre autres, avait bien tenté d’intégrer l’outil, mais celui-ci avait rencontré peu de succès. « Avec le coronavirus, tout ça a changé. Tout à coup, on s’est mis à multiplier les appels vidéo avec notre famille, nos collègues… », décrypte l’experte. « On s’est rendu compte que quand on ne voit pas un visage, on rate toute une série d’informations. Et comme on n’a plus l’occasion de se retrouver physiquement, les calls vidéo deviennent tout à coup intéressants ». D’autant que les applications de rencontre ont tout intérêt à ce que leurs inscrits passent davantage de temps sur leur plateforme, puisqu’elles y monétisent leur présence — on comprend mieux la recommandation « Stay on the app » affichée depuis le début de la crise du. coronavirus. L’entreprise derrière Tinder vient donc sans surprise d'annoncer l’ajout d’un outil vidéo dans les mois à venir. « En réalité, c’est une pratique tout sauf nouvelle : elle existait déjà dans les années 80. À l’époque, les célibataires enregistraient leur présentation, qu’ils allaient ensuite déposer dans des ‘agences de rencontres’ », raconte encore le Dr. Elisabeth Timmermans, nous renvoyant vers quelques vestiges hébergés sur YouTube.
Une main dans les cheveux
« Le risque de ne pas se voir, c’est de fantasmer une fausse image de la personne », estime Aline. Une déconvenue que certains veulent à tout prix éviter, même pendant le confinement. Résultat : « J’ai une amie qui a fait des dizaines de kilomètres à vélo pour un rendez-vous ». Car malgré le confinement et ses mesures imposées, des « Tinder dates » ont toujours lieu. Eloïse a même vécu son tout premier rendez-vous via l’application durant le lockdown. « Avant lui, ça avait toujours été annulé en dernière minute, alors je ne m’attendais pas à ce qu’on se rencontre vraiment ». Mais il y a quelques semaines, son match est bien au rendez-vous, qui a lieu dans un parc. Risque de transmission du Covid-19 oblige, ils ne se font pas la bise lors de leur rencontre. « Ça décharge ce moment de pas mal de pression », rigole la jeune femme. « Je comptais rester une heure ou deux, puis rentrer chez moi. J’ai fini par passer la nuit chez lui. Le contact physique m’avait manqué. Une main dans les cheveux, c’est tout simple, mais ça fait du bien. Quant aux mesures, on s’est posé la question, bien sûr. Mais il fait attention de son côté et ça me suffit. S’il m’avait dit qu’il n’avait pas respecté son confinement, j’aurais été plus réticente ». Pas étonnant que l’on voie apparaître une nouvelle tendance très « printemps 2020 » : sur Tinder, certains célibataires américains n’hésitent désormais plus à afficher leurs résultats d’examen en guise de preuve d’« immunité ».
Christophe ne sait quant à lui pas s’il serait passé à l’acte. « Savoir si on se rencontrerait, dans un parc par exemple, c’est la grande question. Et si ça se passe bien, qu’est-ce qu’on fait ? On se touche avec des gants ? Il y a deux instincts en opposition ici : l’instinct de survie et l’instinct de reproduction », estime-t-il. Aline a décidé de franchir le pas. Sans masque ni gants, mais avec une distance de sécurité dans un premier temps. « La première fois qu’on s’est vus, on est restés chacun à un bout de mon appartement », raconte-t-elle. « Mais rester debout loin l’un de l’autre comme ça, ce n’est pas du tout naturel. Le processus de séduction est totalement changé ». La distance a finalement été comblée et les deux amants se voient désormais régulièrement, mais « dès qu’il arrive, il se lave les mains. C’est la règle ».
La nouvelle relation qu’Aline a nouée n’est pas seulement particulière parce qu’elle est née durant le confinement, mais également parce que son partenaire est en couple. « C’est une relation sans avenir, et ça me va très bien », la décrit-elle. Mais la situation n’est pas inédite pour autant. Les applications de rencontres adultères ont en effet elles aussi annoncé une hausse de leurs inscriptions. Ashley Madison et son slogan « La vie est courte, soyez infidèle » a enregistré 17 000 nouveaux utilisateurs par jour durant la pandémie, expose le Dr. Timmermans. Et au cas où l’on se poserait la question, Aline confirme : « En confinement, c’est encore plus de mensonges ».
Cette donnée mise à part, elle confesse que cette rencontre l’a probablement aidée à traverser cette période compliquée. « Étant célibataire, je n’aurais probablement pas bien vécu le lockdown sans cette relation : je suis ultra-sociable, je sors trois à quatre fois par semaine, et du jour au lendemain, je me suis retrouvée toute seule dans mon petit appartement. Avec lui, tout à coup, j’avais quelqu’un à qui parler. Quelqu’un avec qui partager de l’affection. Le fait qu’il passe me voir tous les jours me rassure. » Eloïse confirme : « Il n’a pas besoin d’être le père de mes enfants : c’est juste bon d’avoir quelqu’un pendant cette période ». Avant d’ajouter, à l’attention de quelques milliers d’utilisateurs : « Je pense que de belles choses vont peut-être ressortir de ce confinement : des couples vont se trouver, c’est sûr ».
*Tous les prénoms ont été modifiés.