La colère des blouses blanches

Samedi, une partie du personnel soignant a formé une « haie de déshonneur » pour accueillir Sophie Wilmès au CHU Saint-Pierre. En septembre déjà, infirmières, employés administratifs, médecins, directeurs…  tiraient la sonnette d'alarme au sujet de leurs conditions de travail déplorables en relançant les mardis des blouses blanches. Enquête.

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- Article initialement publié dans le Moustique en septembre 2019 -
Mathilde a tenu trois ans. “La santé détruite”, elle regrette aujourd’hui avoir accepté un CDI
dans cette maternité liégeoise. Le job, elle le trouve beau. Pas les conditions dans lesquelles
elle doit l’exercer. Trop de patients, heures supplémentaires, complaintes des malades traitées par la force des choses comme des numéros, gardes de dernière minute pour remplacer une collègue malade… Son moral est à zéro. Désormais, c’est elle qui demande toutes les deux semaines à son généraliste de renouveler son certificat médical. Pour burn-out. “J’espère pouvoir retravailler un jour lorsque tout ira mieux. Mais je ne le ferai pas à n’importe quel prix”, prévient-elle lors d’une action organisée par la Centrale nationale des employés (CNE).

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Mathilde est loin d’être la seule dans le secteur hospitalier à souffrir d’une maladie professionnelle. Les études menées par les hôpitaux, les universités et les ministères de la Santé ou de l’Emploi estiment grosso modo tous qu’un infirmier sur quatre est atteint par le burn-out. À l’hôpital, la situation n’est facile pour personne. Le personnel administratif ou paramédical, les kinés, les psys et les logopèdes, les généralistes et spécialistes, même des directeurs connaîtraient un état de santé déplorable. Jusqu’à 40 % des soignants seraient en risque d’épuisement total. “Parmi les assistants en formation pour la médecine d’urgence, 10 % sont déjà en burn-out”, confirme le chef de service d’urgence de la Clinique Saint-Pierre à Ottignies et secrétaire du Belgian College of Emergency Physicians (Becep) Jean-Pierre Pelgrim.

Les métiers des soins de santé sont par nature émotionnellement compliqués à appréhender. Ce n’est pas un hasard si le concept de maladies professionnelles est apparu dans les années 70 dans les ailes psychiatriques d’hôpitaux américains. En 50 ans, les choses ont cependant bien changé. D’abord, la médecine ne se vit plus comme un sacerdoce. Retraité depuis peu, à 73 ans, le docteur Jacques de Toeuf a constaté l’évolution des mentalités. “Les jeunes réclament une vie privée, sans doute à raison. Ils ne souhaitent plus se consacrer entièrement à la médecine. On voit l’apparition de temps partiel. Certains quittent l’hôpital pour travailler dans un cabinet privé ou dans une polyclinique afin de mieux organiser leur temps.”

Congés interdits

Ensuite, le manque de moyens financiers et humains n’a jamais été aussi criant. C’est pourquoi les syndicats luttent activement pour l’amélioration des conditions de travail, essentiellement des infirmiers, et de l’ensemble du personnel. Avant l’été, les mardis des blouses blanches avaient envahi nos journaux télévisés. Depuis l’action syndicaliste du 9 septembre devant le ministère de l’Emploi, la grogne est repartie. La CNE a déposé un préavis de grève visant à couvrir “toute action collective dans les institutions de soins” et le Front commun a élaboré un “plan d’actions” qui comprendra une “journée nationale d’action” le vendredi 24 octobre prochain. En attendant des grèves un peu moins bruyantes auront lieu au pied de divers hôpitaux wallons et bruxellois chaque mardi.

Les revendications sont multiples: diminution de la charge de travail, meilleure valorisation du job et lutte contre la pénurie. “Cette année, il y a en plus l’allongement des études d’infirmier de 3 à 4 ans. On n’aura donc pas de nouveaux diplômés sur un marché déjà en pénurie”, constate le secrétaire national du secteur non-marchand de la CNE Yves Hellendorff, un parlophone à la main. 700 nouveaux travailleurs manqueront à l’appel au mois de juin ou septembre 2020.

Devant le SPF Emploi, son homologue de CGSLB Éric Dubois dénonce le blocage dans la commission paritaire. “Les fédérations d’employeurs refusent de signer des conventions de l’accord social qui date d’octobre 2017. Cela est pourtant nécessaire pour maintenir l’attractivité du secteur. Actuellement, les infirmiers ne peuvent par exemple pas prendre trois week-ends de congé de suite, c’est-à-dire partir 3 semaines en vacances.”

« Un infirmier sur quatre serait en burn-out; 40 % du personnel soignant en risque d’épuisement total. »

La réalité de terrain change d’un hôpital à l’autre. Elle serait un peu plus agréable dans les établissements universitaires, car ils disposent de 30 % de budget en plus par patient et peuvent se permettre d’embaucher un peu, bien qu’ils aient des missions supplémentaires lourdes et onéreuses. Henry y est infirmier depuis 31 ans. “À cause du vieillissement de la population, divers soins prennent davantage de temps. On nous demande de faire preuve de plus d’empathie, ce qui est logique. Mais les normes d’encadrement ne changent pas…” Et elles datent de 1989! Pour 30 patients, la législation impose un minimum de 12 équivalents temps plein sur 24 heures.

“La nuit, il n’y a souvent qu’une seule infirmière. Tout le monde considère cela complètement fou aujourd’hui. Beaucoup d’hôpitaux font l’effort de mettre un peu plus de personnel, mais ça se fait au détriment d’autre chose. Nos moyens sont cadenassés”, regrette le directeur général du Grand Hôpital de Charleroi (GhdC) Gauthier Saelens. Le manque de moyens touche tous les niveaux. Manu Garcia, administratif au Centre hospitalier chrétien de Liège depuis 40 ans, en est victime. “Légalement, on peut travailler 50 heures par semaine à hauteur de 11 heures par jour. La loi est détournée en calculant cela sur une base de deux semaines. On peut donc faire 60 heures et la suivante 40. Il paraît que des mesures sont prises pour faire des économies d’échelle. Sur le terrain, on n’en voit pas la couleur. Il n’y a pas de rapportage.”

Le secteur a cependant du mal à positiver. Au contraire, il s’inquiète. Pas seulement pour les travailleurs hospitaliers, mais pour les malades qui pourraient se retrouver face à des médecins un peu moins bien formés ou manquant d’expérience. “En tant que stagiaire, on fait surtout du travail administratif et informatique”, regrette le président du Comité interuniversitaire des étudiants en médecine (Cium) Basil Sellam. “Cela a un côté frustrant, car on a moins de contact avec les patients. Or c’est ce que les stagiaires recherchent. On est là pour découvrir comment une médecine se pratique.” Le docteur Devos le rejoint: “À partir du moment où on manque de temps pour soigner les malades convenablement, comment l’avoir pour encadrer un jeune? Depuis un an, il existe un petit financement pour les maîtres de stage. Malgré cela, on constate que certains étudiants ont du mal à en trouver un”.

Le président de l’ABSyM poursuit: “Tant qu’on n’est pas en burn-out, le patient n’en pâtit pas. Dès qu’on est en burn-out, la première chose qui se passe est une dépersonnalisation des soins. On n’écoute plus les malades, on en a marre, on bâcle son travail. Ce risque de baisse de qualité des soins est démontré dans la littérature. J’ai énormément de collègues qui sont passés par là. On a fait une enquête sur le risque dans mon hôpital. Comme dans beaucoup d’établissements, 50 % présentaient des symptômes. Une petite surcharge supplémentaire pourrait les faire basculer”. Il termine: “On doit mieux armer le personnel à la communication empathique et à la gestion du stress. On a aussi besoin d’une simplification administrative pour les médecins et les infirmiers. Enfin, il faut dégager de nouveaux moyens pour baisser la charge de travail”. Quant à la réponse politique ambitieuse et courageuse souhaitée, elle est toujours plongée dans le coma...

Article initialement publié le 18 septembre 2019 dans nos pages

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