

À travers la vitre de sa chambre au premier étage, Renée* pleure. En bas, son petit-fils la regarde. Il sait que ça lui fait un bien fou, à sa grand-mère de 95 ans, même si elle ne voit plus clair. Son téléphone est filaire. Impossible de parler en échangeant un regard. Alors elle lâche une phrase, puis abandonne le combiné pour voir s'il n'a pas déguerpi sans prévenir. Elle peut rester de longues minutes comme ça, debout, même si elle a du mal à tenir. Elle voudrait entendre sa voix, lui toucher les mains, sentir son réconfort. Renée n'est pas du genre à se laisser abattre. Bien que ce soit dur, elle dit avoir une double chance. D'abord, sa chambre donne sur la route. Ensuite, sur sa porte, aucune croix rouge n'a été dessinée.
Dans cet établissement, la direction a choisi cette méthode pour signaler au personnel et aux résidents les cas suspectés de Covid-19. Suspectés, car les personnes dépistées sont encore rares. Ça rappelle le procédé utilisé, nous rappelle l'historienne de l'UCLouvain Annick Delfosse, dès la peste noire de 1347-1348. "On marquait les maisons des foyers qui comportaient au moins un malade, lorsqu'on ne plaçait pas les contaminés dans des léproseries ou des lazarets". En 2020, on n'a donc pas trouvé mieux. Il n'est évidemment pas question de blâmer les directions de maisons de repos et de soins (MRS). Des solutions face une crise inattendue, il n'y en a pas dix mille. Elles sont tellement débordées que celle de Renée n'a pas trouvé le temps de nous répondre et en est désolée. Henri Lurkin, président du CAS Senior et Secrétaire général de Confédération des seniors socialistes tempère : "Chaque maison de repos est autonome. Ce genre de pratiques n'est pas répandu dans toutes les résidences. On comprend également que le directeur prenne des mesures pour essayer de protéger au plus leurs résidents. Est-ce difficile pour les personnes âgées ? Évidemment."
Les chiffres sont dramatiques. Vendredi, 800 décès étaient officiellement recensés dans les institutions wallonnes et bruxelloises. Le bilan sera certainement plus lourd. "Toutes les maisons de repos sont confrontées au coronavirus ou vont l'être. On commence à tester, donc on le verra assez vite", lance la présidente de l'Association des directeurs de Maisons de Repos (ADMR) Christine Permanne. Par ailleurs directrice du Foyer Saint-Joseph à Châtelet, émue et fatiguée, ravie aussi de la livraison week-end dernier de 600 masques FFP2, elle sait, impuissante, les problèmes pour recruter du personnel en ce temps de crise et le manque de masques, de gants, de blouses, d'appareils respiratoires… Elle va tout faire, néanmoins, pour éviter l'intervention de l'armée, comme à Jette et à Lustin, car ça angoisserait ses pensionnaires.
Au Foyer, pas de croix sur les portes, mais une partie de couloir dédiée aux malades qui doivent changer de chambre s'ils présentent des symptômes. Sa directrice dénonce cette rumeur qui prétend que les résidents auraient moins accès aux soins hospitaliers que les plus jeunes. Certains à Châtelet sont d'ailleurs en ce moment à l'hôpital. "Une femme a voulu reprendre sa maman car elle avait entendu qu'elle ne pourrait pas se faire hospitaliser, regrette Permanne qui rassure : On ne va laisser mourir personne. Une vie est une vie, peu importe l'âge. Nos résidents se battent autant que les autres!"
Il faut préciser deux choses. Primo, seul un tiers des lits dans les services de soins intensifs des hôpitaux sont actuellement occupés. La question du choix, telle qu'elle se pose en Italie, n'est chez nous pas d'actualité. Secundo, intervient le Professeur de l'UCLouvain et médecin spécialiste dans les soins de santé des personnes âgées Jean Macq, "Les personnes en maison de repos sont très fragilisées. Nombreuses ont un problème de démence. Les changer d'environnement et de contexte peut les perturber fortement. De plus, les personnes de 85, 90, 95 ans risquent à l'hôpital d'attraper des infections qui ne seront pas le coronavirus, mais d'autres bactéries et virus qui pourraient s'avérer plus dangereuses. Les envoyer à l'hôpital n'est donc pas la meilleure option. Mieux vaudrait les tester en MRS. Ce qui, pour le moment, n'est pas encore possible pour tout le monde."
Henri Lurkin confirme : "Il s’avère nécessaire de faciliter l’accès à̀ certains médicaments ou d’apporter de l’oxygène dans certains cas. Les décisions prises, en concertation avec des gériatres, psychiatres, personnel de MR/MRS ont comme objectif commun, le respect de la personne humaine, des choix du patient et du personnel soignant bien démuni face à̀ ce fléau."
Les conséquences de la crise sanitaire dépassent les individus contaminés du Covid-19. Dans la plupart des MRS, les occupants sont confinés dans leur chambre et les visites sont interdites partout. "On se sent démunis par rapport aux souffrances des résidents de ne plus voir leur famille. On essaie avec les iPads. On a reçu deux smartphones de l'ASBL Familles connectées. Ça facilite les choses", positive Christine Permanne. Les maisons de retraite essaient par ailleurs d'organiser des activités. Au Foyer Saint-Joseph, chaque membre du personnel se balade avec un baffle dans la poche pour danser avec les pensionnés. Chez Renée, ils organisent des séances de mots fléchés, de mots croisés, de dessins, de lecture, etc. Ils ont aussi droit à de la musique.
La directrice craint le pire pour la période d'après-crise : "Il va falloir faire un gros travail pour récupérer, d'une part, les dégâts de la solitude. D'autre part, la perte d'autonomie de certains. Rester dans une chambre H24 et manger devant un mur blanc n'est pas pareil que de boire un verre dans le jardin, de voir ses copains le soir." Renée le redoute aussi : "J'ai besoin de marcher quelques minutes tous les jours, au moins dans les couloirs. Je n'ai plus le droit de le faire. On nous a dit qu'on aurait des masques d'ici mercredi. Ainsi, j'aurai au moins ça…"
*Nom d'emprunt
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