
Vincent Decroly "Mais c’est Elio Di Rupo qui rêve"

On se souvient de lui parce qu’il s’était fait expulser manu militari de la Chambre en 2002, arborant casquette et tee-shirt du forum de Porto Alegre, "Un autre monde est possible". On se souvient de lui pour sa pugnacité à défendre, en 1996, la "vérité" de l’affaire Dutroux lors de la commission parlementaire du même nom. Vincent Decroly, que ses camarades écologistes appelaient "Saint Vincent De Crol" en référence à Vincent de Paul, le pourfendeur de la misère matérielle et morale, a quelque chose d’un moine soldat, d’un abbé Pierre. Un radicalisme de la générosité. Ayant refusé toute exposition médiatique pendant dix ans pour ne pas se distraire de ses combats sociaux, ce Carolo tout juste quinquagénaire sort maintenant du bois pour entrer à nouveau dans l’arène.
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Vous revenez en politique. Mais quand avez-vous ressenti pour la première fois l’attrait pour cette matière?
Vincent Decroly - En 1979! La Nouvelle Gazette, le quotidien de Charleroi, avait lancé "Parole aux jeunes", dans le cadre de l’Année internationale de l’enfant. Il s’agissait de recueillir les témoignages et avis d'adolescents vis-à-vis de leur vie à l’école, du chômage, des drogues, de la contraception… Le préfet de l’Athénée de Charleroi est venu me voir en me demandant d’y participer. J’ai accepté, à la condition de ne pas avoir de problème à la fin de l’année. Et bien m’en a pris: lorsque, en mars, cette opération "Parole aux jeunes" a pris son envol, j’ai bien plus été intéressé par les groupes de réflexion, les ateliers, les assemblées plénières que par mes cours. Parce que j’avais découvert le plaisir de porter la parole des autres.
Une parole que vous avez particulièrement portée en 1996 au moment de l’affaire Dutroux…
V.D. - Oui, les choses se sont enchaînées… Quand j’arrive en 1995 au Parlement, je m’intéresse notamment aux problèmes de fonctionnement de la gendarmerie. Tout naturellement, quand on commence à parler des enfants disparus, fin 1995, de Julie et de Melissa, des parents, je fais - ainsi que Jacqueline Herzet du MR - une interpellation au ministre compétent. Les parents ont évidemment remarqué ceux qui avaient porté leur parole au Parlement. Et ça a créé un lien très fort parce que, pour eux, nous étions intervenus "in tempore non suspecto", alors que pratiquement personne ne s’intéressait à l’affaire. Et puis, au mois d’août 1996, on arrête Dutroux et il se fait qu’à l’époque, j’étais en Belgique et pas en vacances. Le 17 août, c’est le jour de la découverte des corps. Le 22 août, c’est la rentrée parlementaire. J’étais prêt pour porter, à nouveau, la parole et les demandes légitimes des parents: faire la lumière sur cette affaire. La Commission parlementaire a ainsi été créée le 17 octobre, trois jours avant la Marche blanche.
Trois jours? C’était à la toute dernière minute…
V.C. - Etant donné l’ambiance quasi insurrectionnelle qui semblait saisir le pays - il faut par exemple se souvenir que les travailleurs de ce qui était alors VW Forest avaient cessé le travail, sans l’avis des syndicats, pour aller manifester devant le palais de justice -, c’était un peu la panique chez les parlementaires. Lorsque, le 10 octobre, l’annonce de la Marche blanche pour le 20 se déclare, on a l’impression d’assister à un tsunami: la mer se retire, les oiseaux s’envolent, un grand silence… Alors oui, effectivement, pour "canaliser" le raz de marée - la Marche blanche - à la toute dernière minute, on a obtenu cette commission. Le ring bloqué par les transporteurs ou les sidérurgistes qui débarquent avec des boulons à Bruxelles, ça les parlementaires connaissent et les partis savent comment calmer le jeu. Mais cette marche, c’était un ovni. C’était des gens comme les autres, et personne ne savait comment les calmer.
Pourquoi avez-vous quitté la politique?
V.D. - Parce que c’était prévu dans mon parcours. J’ai toujours considéré que la politique ne devait pas devenir un "métier". Deux mandats (de 1995 à 2003) me semblaient suffisants. Et puis, mon ambition professionnelle était, lorsque j’étais adolescent, de devenir magistrat de la jeunesse. J’avais terminé une licence en psychologie, il me fallait donc terminer ma licence de droit. Ce que j’ai fait. Ensuite, j’ai effectué mes années de stage au barreau et je suis devenu avocat spécialisé dans la défense des sans-papiers. Mais ce métier a quelque chose d’un marathon, mais un marathon couru tout seul. Je suis un marathonien, mais pas un solitaire. C’est pourquoi, il y a 5 ans, j’ai intégré une association d’aide sociale multidisciplinaire dont j’assure le volet juridique. Cette approche me semble plus satisfaisante: un problème judiciaire ne se réduit pas qu’à la transgression d’une loi. Pouvoir apporter à quelqu’un l’aide d’un psychologue, d’un médecin, d’une assistante sociale en plus de conseils juridiques a quelque chose de très motivant: on sait qu’on est plus efficace.
Donc, vous n’allez pas lâcher cette vie professionnelle là?
V.D. - Non, non, là je suis à ma place, j’aime bien ce que je fais, à tous les points de vue…
Pourquoi alors annoncez-vous votre retour en politique?
V.D. - Parce que vivre des expériences de terrain depuis 10 ans a renforcé mes convictions. J’ai rencontré des magistrats, j’ai visité des squats, j’ai connu des gens qui dès le 16 du mois ont comme message du distributeur d’argent "solde insuffisant". Je vois à quel point la distance entre la représentation de la réalité par les politiques et cette réalité, que moi j’ai vécue, s’est agrandie. J’ai vu s’amplifier le recours aux campagnes de communication ou au marketing politique, tous partis confondus. Et je me dis que ce n’est pas possible de continuer comme ça…
Alors, qu’est-ce que vous voulez faire?
V.D. - Avec d’autres, des gens issus du monde associatif, politique, syndical, culturel, nous voulons former un nouveau parti. Cela fait des mois que nous y travaillons, et dans les semaines qui viennent, nous annoncerons officiellement sa création. Je peux vous dire que nous voulons reconstruire un rapport de force centré enfin sur l’idée de solidarité, sur l’idée qu’on n’est pas une masse d’individus atomisée répondant aux lois du marché. En 2007-2008, au moment du krach financier, on a vu défiler presque tous les hommes politiques qui ont dit: "Il y a quelque chose qui ne va pas, on va recadrer les dérives du capitalisme." On a même entendu M. Sarkozy dire ça. Et puis on a fait le gros dos pendant trois ou quatre ans, on a creusé le déficit public non pour investir pour les citoyens mais pour sauver les banques. Et on a mis au sommet de tout cela la fameuse Troïka, dont les dirigeants ne sont même pas élus, et c’est elle qui commence à faire la loi et confisque aux Etats une partie de leur souveraineté. Je veux en finir, nous voulons en finir, avec le système actuel basé sur un capitalisme fou qui asservit et appauvrit les populations…
La fin du capitalisme? Vaste programme… Ce n’est pas rêver un tout petit peu?
V.D. - Non, je ne crois pas que le "rêve" soit de notre côté. Le rêve, il est du côté de Di Rupo qui croit qu’en employant les mêmes recettes, on va se sortir du trou. C’est tout le contraire, évidemment. Il faut se réveiller. On n’est pas obligés de croire que notre seul salut, c’est de vivre comme la Commission européenne le voudrait. Et je ne vous parle même pas du plus important: vous connaissez l’overshoot day?
C’est-à-dire?
V.D. - C’est le "jour du dépassement", la date à laquelle notre consommation de ressources naturelles dépasse la capacité annuelle de la planète à les renouveler. En 1992, c’était le 20 octobre. Le 21 octobre 1992, on tapait en quelque sorte dans les réserves. Cette année, en 2013, ce jour c’était le 20 août… Il est grand temps qu’on arrête de "rêver" que ce système qui fait avancer cette date d’année en année et qui condamne les générations futures à rembourser les dettes causées par les banques n’est pas nocif.
A propos de date, vous allez fêter Noël?
V.D. - Oui, bien sûr, et j’aimerais le fêter en prison, avec les prisonniers. Il y a là un concentré de notre société, de ce qui ne va pas dans notre système.