
La Bossa-Nova, la samba triste

Hiver 94, une autre belle journée sous le Corcovado. La villa de Tom Jobim domine Rio, sa ville. Au bout du jardin, sous un abri aéré, il désigne une plaque émaillée qui vante les mérites d'une bière belge. C'est la première fois qu'il sourit après une heure d'un entretien inexplicablement déprimé. Antonio Carlos Jobim vient d'avoir 67 ans. Il a écrit quelques-uns des plus beaux standards internationaux, sa chanson A Garota de Ipanema est une des plus jouées dans le monde et son génie de compositeur est unanimement célébré. Pourtant, dans son luxueux quartier gardé par des hommes armés, Jobim regrette sa jeunesse sans le sou, quand il inventait la bossa-nova pour payer la chambre qu'il partageait avec la femme qu'il aimait. Dans moins d'un an, le cœur de Tom Jobim aura lâché. Dans cinq ans, l'aéroport de Rio portera son nom. Aujourd'hui, il se souvient...
A une carrière d'architecte, il aura préféré la vie de bohème: arrangeur le jour, pianiste la nuit... Jusqu'à sa rencontre avec le poète Vinicius de Moraes et surtout, pour cet éternel fauché, jusqu'à la commande de musiques pour son Orphée transposé dans les favelas cariocas. Pour laisser les textes s'exprimer, Jobim ralentit la samba (les douces chansons d'Henri Salvador lui auraient soufflé l'idée). Il en fait une samba triste (titre d'un futur succès) aux mélodies d'une élégance confondante. On y retrouve sa formation classique, son amour de Chopin et des harmonies impressionnistes (Debussy, Ravel), l'influence du dieu national Villa-Lobos et, un peu, la caresse du jazz West Coast. Venu de Bahia, João Gilberto complète le triangle magique de sa voix et de son jeu de guitare au swing délicat. Quand sort en 58 "Chega de Saudade" ("Plus de nostalgie"), la bossa-nova est instantanément l'hymne d'un Brésil qui veut sortir de sa torpeur. Le "style nouveau" est adopté par tous les artistes du pays: Elis Regina, Sergio Mendes, Edu Lobo, Baden Powell, Caetano Veloso, Chico Buarque...
De Nougaro à Sinatra
Six ans plus tard, la dictature brise ce rêve de modernité. Contre le pouvoir, une musique nouvelle s'élève: le MPB (musique populaire brésilienne), mélange débridé de rythmes régionaux et de pop-rock. Genre désormais classique sur sa terre natale, la bossa-nova est ailleurs toujours neuve et fascinante. En 59, Orfeo Negro, film français tiré de la pièce de Moraes a remporté la palme d'or et l'oscar du meilleur film étranger. Le monde entier a été contaminé par sa bande-son (Manhãde Carnaval). La France chavire définitivement avec Pierre Barouh et le film Un homme et une femme, puis Nougaro, Moustaki, Lavilliers, Salvador... Des jazzmen américains (Stan Getz, Miles Davis, Donald Byrd, Gerry Mulligan) en font leur affaire, jusqu'à séduire... Frank Sinatra. The Voice convaincra Jobim de vaincre sa peur de l'avion pour le rejoindre et graver directement dans l'or et le marbre des interprétations sans rivales de The Girl From Ipanema,Quiet Nights Of Quiet Stars,Corcovado,How Insensitive,Drinking Water,One Note Samba,Desafinado.
3 recommandations [4*]
Tom Jobim: "The Man From Ipanema" (anthologie en 4 CD)
Stan Getz - Astrud Gilberto: "Getz/Gilberto"
Frank Sinatra: "Sinatra-Jobim: The Complete Reprise Recordings"