
Ces enfants qui demandent à mourir

En feuilletant l'album de coloriage qu'elle a reçu d'une amie, Elodie s'arrête sur une page qui l'interpelle. Une image de Jésus, accompagné d'une petite colombe. La fillette regarde attentivement le dessin, et lâche, soudain, à sa maman à côté d'elle: "J'aimerais bien être cette colombe". Elodie a quatre ans et demi. Elle ne comprend sûrement pas tout à fait ce que signifie mourir, elle ne connaît certainement pas le mot euthanasie. Mais pour sa mère, il n'y a pas de doute: avec ses mots, sa fille est en train de lui dire qu'elle est prête à partir. Qu'elle n'a plus envie de vivre dans ce corps frêle, usé par la chimiothérapie.
Elodie a quatre ans et demi et presque autant d'années de maladie. Une histiocytose, maladie orpheline rare, s'est déclarée lorsqu'elle avait trois mois. La fillette a passé une grande partie de sa courte vie à l'hôpital, à Montegnée, près de Liège, mais aussi à Villejuif, en région parisienne. Avec des désillusions en série. Après sa peau, c'est sa rate, puis ses os qui sont attaqués. Les traitements, lourds, ne fonctionnent pas. Elodie s'affaiblit, développe un zona ophtalmique, hyper-douloureux. Ses parents se plient en quatre pour lui offrir le meilleur confort de vie possible. Ils essaient de la garder à la maison, invitent des amis à jouer avec elle. Lorsqu'elle est à l'hôpital, ils lui apportent eux-mêmes les repas, pour qu'elle se sente en famille. Mais la maladie a toujours une longueur d'avance et l'état d'Elodie ne cesse d'empirer.
Si tu souffres trop...
Ce jour de mars 1993, lorsque Elodie s'attarde sur ce dessin de Jésus et de la colombe, Giovanna Ciatto entend l'appel de sa fille. "Peut-être l'avait-elle déjà formulé auparavant. Mais je n'étais pas prête à l'entendre avant ce moment-là." C'est une autre maman d'un petit garçon malade, qu'elle a rencontrée à l'hôpital, qui lui a ouvert les yeux. "Tu la retiens dans des souffrances impossibles. Il faut que tu la laisses partir", lui a-t-elle dit. Quelques mois plus tôt, les médecins ont décidé d'arrêter tous les traitements sur Elodie. Alors, devant le cahier de coloriage, Giovanna réagit. "Elodie et moi avons eu une profonde discussion. C'était presque comme une discussion entre adultes", raconte-t-elle. Dans le flot de paroles, Giovanna dit à sa fille: "Si tu souffres vraiment trop, tu peux y aller". Elodie meurt quelques semaines plus tard, le premier lundi du mois de mai. Elle a juste eu le temps d'aller porter le muguet à toute sa famille avant de faire une crise d'épilepsie qui l'a plongée dans un coma dont elle ne s'est plus réveillée. Une mort douce... et naturelle.
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis le jour où Elodie a prononcé cette petite phrase lourde de sens à sa maman. Assise dans le canapé de sa nouvelle maison, Giovanna évoque ce qui ne lui avait pas effleuré l'esprit à l'époque, mais qui, aujourd'hui, lui apparaît comme une sortie de secours: l'euthanasie. "On n'en parlait pas encore au début des années nonante, et sincèrement, je n'y ai pas vraiment pensé quand Elodie a dit ces mots. Mais si tout ça était arrivé de nos jours, je pense que nous aurions sérieusement envisagé cette solution", affirme-t-elle, les yeux légèrement embués. Giovanna parvient à concevoir ce qui, pour beaucoup, est incompréhensible: abréger la vie de son enfant. "Lorsqu'on est confronté à un enfant gravement malade, on voit les choses différemment. A un certain moment, j'ai décidé d'arrêter de penser à moi. Pour moi, quelques jours de plus étaient un sursis. Pour elle, c'était quelques jours de trop. J'ai compris qu'il fallait que ça s'arrête. Ce n'était que souffrance, plus personne ne vivait, ni elle, ni moi, ni personne de la famille."